LES CAHIERS S.M.T. N°25 - MAI 2011

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Sommaire du Cahier 25

 

 
 
 

EDITORIAL

 

NOUS RISQUONS D’ASSISTER AU PASSAGE
DE LA MÉDECINE DU TRAVAIL
À LA MÉDECINE D’ENTREPRISE

 
  • .. Au détour d’un amendement déposé à la sauvette dans un cadre déjà sujet à un immense chambardement social, celui de la réforme des retraites. ..

  • Après l’annulation par le Conseil Constitutionnel de la loi déjà votée, considérée comme un « cavalier législatif ». ..

  • Après remise en selle téléguidée d’un texte voisin par un projet sénatorial qui permet d’échapper à un véritable débat social préalable. ..

  • Après la provocation d’un faux paritarisme qui sera modifié, mais dans une structure de gestion « tenue par les employeurs ».

Nous risquons d’assister au passage de la médecine du travail à la médecine d’entreprise. Faute d’acteurs sociaux et politiques pour ouvrir le débat sur la préservation d’une pratique médicale clinique en médecine du travail ouvrant à la prévention primaire, la médecine du travail pourrait disparaitre comme institution chargée exclusivement de prévenir les altérations de la santé du fait du travail.

Prévenir, veiller et alerter sur les effets du travail sur la santé, c’est l’objectif de la médecine du travail, défini par la fonction du médecin du travail qui en est chargé personnellement depuis 1946. Le service de santé au travail nouvellement défini par la loi sénatoriale, va mettre à la disposition des obligations de prévention spécifique des employeurs une partie de ses ressources, qui n’auront plus pour objet exclusif la santé au travail des salariés (nouveau L.4622-1-1). Il structure une inégalité de traitement entre les SST d’entreprises qui ne sont pas concernés, ces dernières disposant de leur propre service de sécurité prévention, et les SST Interentreprises dont une partie des ressources serait mise à disposition des PME-TPE pour l’évaluation des risques de la responsabilité des employeurs de ces entreprises.

Comment les médecins du travail pourront-ils exercer dans cette injonction paradoxale ?

Il y a un détournement d’objet et de but de la médecine du travail. On passe de la « prévention des atteintes à la santé dans le champ santé/travail », à la gestion des risques pour l’employeur.

C’est maintenant le SST qui va limiter l’action du médecin du travail via sa direction patronale et sa nouvelle mission qui prend en compte les contraintes économiques de l’entreprise. Celle-ci génère un véritable conflit d’intérêt avec la mission personnelle du médecin du travail qui n’est pas abrogée. La mission du SST et celle du médecin du travail seraient alors contradictoires entre elles. Façon pernicieuse de brider l’exercice du médecin du travail !

L’objet de la « Médecine du travail » comme institution, indépendante de la contrainte économique des entreprises, serait juridiquement effondré : ..

  • La spécificité de devoir exclusivement prévenir et dépister les altérations de la santé du fait de leur travail, comme moteur de l’action des différents professionnels du SST n’existerait plus ; seul le médecin du travail conserve une définition personnelle de sa mission. ..

  • L’exercice du médecin du travail serait isolé dans un service avec lequel il pourrait être en conflit d’intérêt ; sa responsabilité serait diluée et subordonnée, sa mission risquerait de perdre sens. ..

  • L’équipe médicale, médecin du travail – infirmier du travail, n’aura aucun cadre juridique pour se déployer : pas de département ou de « service de médecine du travail » dans le SST, alors qu’y est créé un « service social » (nouveau L.4622-7-1). Comment justifier l’absence de département médical dans un SST si on prétend assurer l’indépendance d’infirmiers du travail ?

  •  L’action spécifique du médecin du travail sera subordonnée aux employeurs. Ainsi le directeur d’un SST la subordonnera à la contrainte économique des entreprises (nouveaux L.4622-1-2 et L.4624-2). La commission de projet est le cheval de Troie de l’opération (nouveau L-4622-7-4). La « démarche de progrès » du CISME avait expérimenté cette voie. Le directeur d’un SST organisera et encadrera les actions de prévention du médecin du travail. Sinon un IPRP qu’il commanditera directement répondra à une demande de prévention subordonnée (nouveau L.4644-1). Le médecin du travail devra se limiter à diminuer ou réduire les risques (nouveau L.4622-1-1, l’ancien L.4622-2 est abrogé). Le gouvernement ne veut pas que le médecin du travail nomme les risques que les employeurs ne veulent pas voir ! Les rédacteurs du texte font preuve d’une cynique et sinistre ironie puisqu’ils imposent (nouveau L.4624-2) que le directeur du SST soit le garant de l’indépendance du médecin ! Ne conviendrait-il pas, dans le même esprit, de confier les campagnes de lutte contre le tabagisme aux buralistes !

  •  Il n’y aura donc plus de pluridisciplinarité pour la prévention de la santé au travail, mais la structuration d’une offre de service préventif aux employeurs (nouveaux L.4624-2 et L.4622-7-4).

Où sont donc les moyens de l’indépendance des médecins dans cette relation exclusive ? Que deviennent, après ce texte, les moyens de la protection constitutionnelle de la santé au travail que les médecins du travail avaient pour mission d’assurer ?

Cette loi institutionnalise une mise en injonction paradoxale des médecins et plus largement de l’équipe médicale du travail entre :

  •  d’une part des obligations de résultat sur des objectifs contractualisés de gestion du risque au service des employeurs, imposés aux SST, qui s’empresseront de les transférer aux médecins ;

  • d’autre part l’obligation de moyen des médecins du travail en matière de prévention médicale de toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail.

Indépendance contrainte, moyens inexistants, injonctions paradoxales, rétrécissement des marges de manœuvre, contrôle social anéanti, combien de temps s’écoulera t-il avant la mutation de la médecine du travail, en médecine d’entreprise de sélection médicale de la main d’oeuvre et d’appui en management pour une gestion des risques du seul point de vue économique ?

Pourquoi ce projet de destruction de la spécificité exclusivement préventive de la médecine du travail ? Parce que le patronat pense qu’il faut faire disparaître un témoin médical gênant. Alors on ne forme plus de médecins du travail. Des infirmières du travail sans statut n’exerceront même pas dans un secteur médical préservé du SST avec le médecin du travail. C’était le préalable à leur déploiement !

Les conditions d’une médecine exerçant exclusivement pour l’entrepreneur sont créées. La médecine du travail qui devait voir son cadre clarifié (aptitude, gouvernance, indépendance de chaque professionnel, responsabilité), se dissout sans bruit dans la raison économique. La prise en charge médicale de la santé des travailleurs n’est plus sa priorité.

L’exécutif qui a rédigé ce texte et les sénateurs qui l’ont ratifié en attente de son passage à l’Assemblée Nationale,prennent, par conséquent, une lourde responsabilité personnelle dans ce qui sera un désastre de santé publique comparable,dans ses effets, à celui de l’amiante.

Face à la crise du travail et ses effets délétères, notre société a-t-elle des raisons de craindre l’engagement de responsabilité d’un médecin du travail pour veiller, témoigner, permettre l’action de prévention individuelle et collective ? Le gouvernement et le patronat le pensent. Le minimum serait un débat démocratique.

Santé et démocratie sont-elles condamnées à se détériorer de concert ? Cette réforme majeure est-elle si honteuse politiquement qu’elle doive être cachée ?

Ne restons pas figés ! Ne nous transformons pas en témoins impuissants !

Nous appelons les médecins du travail à la RÉSISTANCE: si la loi tend à faire de la médecine du travail une médecine d’entreprise, ne lâchons pas les valeurs fondamentales de notre métier.

Dominique HUEZ
Président de l’association Santé et Médecine du Travail (SMT)

 

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