LES CAHIERS S.M.T. N°25 - MAI 2011

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Sommaire du Cahier 25

 

 
 
 

CLINIQUE DU SALARIÉ EN SOUFFRANCE PROFESSIONNELLE

 

DES FACTEURS DE RISQUES PSYCHOSOCIAUX
 À L’ISCHÉMIE CÉRÉBRALE TRANSITOIRE

Jocelyne MACHEFER, médecin du travail

 

Remarque : ce texte peut se lire directement à partir du chapitre « Bilan clinique et professionnel
de la consultation d’avril 2009 ». Toutefois, les deux premiers chapitres apportent
des éléments intéressants.

 

Mlle L… née en 1953, sans enfant, vit avec son compagnonrécemment retraité (il va reprendre ponctuellement son activité de consultant en tant qu’auto entrepreneur). Mlle L…,titulaire d’un bac G1 et d’un niveau capacité en droit, a repris des études en marketing commercial à l’âge de trente ans.

 TRAJECTOIRE PROFESSIONNELLE

ACTIVITÉS PROFESSIONNELLES INITIALES : après un premier poste d’accueil en aéroport, elle travaillera dans l’immobilier : vente de maisons de caractère ; puis dans la découverte : travail en coopération avec bureaux d’études et architectes.

ACTIVITÉS PROFESSIONNELLES À L’ENTREPRISE ACTUELLE : salariée d’une entreprise de placement de main d’oeuvre de la ville de S…, Mlle L… a été embauchée en 1984. Elle choisit de travailler dans une agence tout juste créée pour s’imposer un premier challenge. Alors qu’elle est d’abord secrétaire commerciale de l’agence, le médecin du travail note : « Ce poste ne correspond pas à sa formation professionnelle ». En août 1985, elle est secrétaire et prend la responsabilité de l’agence. Le médecin note : « Elle a la responsabilité de l’agence sans en avoir le salaire ». En 1987, les fonctions de responsable d’agence et d’attachée commerciale sont clairement reconnues. Elle a toujours conservé ce poste avec un fort investissement jusqu’à aujourd’hui. L’entreprise qui comportait trente-cinq agences en 1984, en compte aujourd’hui plus de trois cents en France et s’est développée à l’étranger.

TRAJECTOIRE DE SANTÉ

La notion de surmenage professionnel est prise en compte dans son dossier dès 1987

 CLINIQUE EN 1987

On trouve des notions de douleur thoracique, de la région cardiaque, avec irradiation du bras gauche l’obligeant à s’arrêter : durée courte (une à deux mn), de céphalées occipitales et frontales, avec parfois des nausées d’accompagnement. Le médecin du travail note une TA à 12/7 mais aussi « un surmenage professionnel actuel +++ » (…) « Elle est très fatiguée avec de nombreuses manifestations fonctionnelles ». Des calculs vésiculaires sont également signalés. Elle est orientée chez le cardiologue qui constate : hypercholestérolémie ; hypertriglycéridémie; HTA diastolique. Un test d’effort se révèle négatif mais avec « récupération médiocre et persistante d’une tension diastolique toujours élevée ».

CLINIQUE EN 1989 : HTA à 15/10 ; tachycardie à 100 ; douleur du membre supérieur gauche permanente ; angoisse. Elle a cessé l’hypolipémiant prescrit par le cardiologue. Elle est à nouveau orientée chez le cardiologue qui précise que l’examen est satisfaisant avec une tension artérielle initialement à 14/10 mais s’atténuant progressivement avec une chute à 12/8 en position debout. L’auscultation est marquée par le claquement des bruits du coeur, sans plus ; ECG normal. Le cardiologue, dès 1989, précise qu’elle « garde un surmenage d’ordre professionnel… une dizaine d’heures par jour » et que la symptomatologie s’atténue lorsqu’elle est en vacances.

Il préconise un bilan complet de cette hypertension diastolique persistante et une diminution de l’activité professionnelle au profit du sport et de la relaxation. Le bilan se révèlera normal.

ELLE SERA REVUE 1991 : Elle est suivie en raison de calculs vésiculaires. La TA est à 13/8.

EN 1992 : Toujours au même poste, elle présente une TA à 16/10 mais n’a pas revu le cardiologue depuis deux ans. Son cholestérol est à 3g /l. La lithiase vésiculaire a été confirmée cette même année 1992 par échographie. Le médecin du travail note des migraines, de la « neurotonie avec un petit tremblement ». Elle vit maritalement. Elle fait du yoga.

EN MARS 1994 : Lors de la consultation systématique annuelle, on lit : « Depuis novembre 1993, fatigue, névralgie membre supérieur gauche irradiant au sein gauche ; malaise dans une ambiance de surcharge de travail et de surinvestissement ; TA à 14/10, repassée à 13/10 ; troubles du sommeil ; cholestérol à 2,80 g /l ; yoga depuis septembre 1992 ; marche ; vélo ; travail plus de 8h/j ; mange à l’agence ».

EN 1995 : la TA est à 12,5/7 et l’examen est normal.

LORS DE LA CONSULTATION DE 1997, le médecin du travail précise qu’elle fait du démarchage sur plusieurs départements et relate un évènement marquant en mai 1996 : « Malaise avec PC sans prodrome, ayant duré quelques heures. Se rendant en centre-ville pour acheter un repas tout préparé, elle a perdu connaissance… » ; « J’étais très fatiguée ». TDM cérébral et EEG sont pratiqués : normaux. Bilan cardiologique normal, bien qu’elle signale des palpitations. Sa TA est à 14/8. Un épisode plus paisible suivra de 1998 à 2003.

À LA CONSULTATION DE 1998, elle est sereine : elle va bien et sa TA est à 12/7. Le médecin du travail précise que son poste de responsable d’agence concerne deux villes à cinquante kilomètres de distance, ce qui multiplie les déplacements en voiture. On lit par ailleurs qu’elle a trouvé un nouvel équilibre affectif depuis dix-huit mois.

EN 1999, ON NOTE : une semaine d’arrêt en février ; fatigue et en août, une sensation d’oppression et de fatigue. Sa TA est à 12/7.

EN 2000 : sommeil irrégulier ; TA à 12/7

EN 2003 : son poste comporte des horaires de 9 h à 19 h. Elle habite à trente kilomètres de l’agence. Ses déplacements professionnels sont par ailleurs de 25 000 km/an. TA à 12/7. Elle a présenté une tendinite récidivante du tendon d’Achille.

EN 2004 : on lit qu’elle a fait un malaise en janvier, rattaché à la fatigue. Le mois suivant, sa TA est à 12/7.

EN 2005 : elle a présenté un lumbago rattaché à des problèmes de postures lors de la manutention de cartons et reconnu comme accident du travail. Les contraintes professionnelles signalées dès 2005 et jusqu’à ce jour sont : déplacements professionnels, surcharge mentale, horaires atypiques, stress professionnel. Elle est déclarée inapte temporaire et reprendra plus tard sans limite à l’aptitude. TA à 12/7.

EN 2007 : contraintes de poste identiques. TA à 13/8.

EN 2008 : elle reprend après un accident de travail d’avril 2008 (huit jours d’arrêt de travail): elle a présenté des douleurs intercostales en raison, à nouveau, de manutention de cartons (accident de travail). L’aptitude est la suivante : « Apte avec aménagement de poste : pas de trajet en voiture de plus de 50 km par jour jusqu’en juillet 2008. »

EN 2009 : elle reprend après un arrêt classé rechute de son accident de travail de 2008. Elle est toujours tendue et présente des dorsalgies. Le médecin du travail met en évidence de nombreux trajets et limite l’aptitude ainsi : « Apte avec restriction : pas de trajet professionnel en voiture à plus de 50 km de rayon de son agence ».

BILAN CLINIQUE ET PROFESSIONNEL DE LA CONSULTATION D’AVRIL 2009

Remarque : c’est la première fois que je rencontre cette salariée sur un nouveau secteur professionnel.

ANALYSE DE LA DEMANDE

Elle se présente à la demande de son cardiologue pour une visite médicale de reprise du travail après cinq semaines d’arrêt. Le cardiologue note le « stress professionnel » et le « surinvestissement », l’« hyperactivité » et souhaite un aménagement du poste de travail. Le cardiologue est amené à préciser les événements de 2008 :

« En avril 2008, suite à un mouvement de torsion du tronc au travail, apparition d’une violente douleur très contracturante avec malaise vaso vagal, chute tensionnelle à 7 relevant de l’appel du SAMU, d’une brève hospitalisation aux urgences avec caractère rassurant des examens cardiologiques, mais avec des contractures ++ dans un contexte de stress professionnel répété et d’hyperactivité… » Il rappelle le suivi cardiologique régulier et le taux de cholestérol à 3,20 g/l, la tension extrêmement instable, des pics tensionnels. Elle est par ailleurs suivie pour ostéoporose. Pas de tabagisme.

LA CONSULTATION D’AVRIL 2009 EST L’OCCASION DE ME FAIRE PRÉCISER SA SITUATION CLINIQUE RÉCENTE ET SA TRAJECTOIRE PROFESSIONNELLE

Elle a eu quinze jours d’arrêt en 2008, reconnus accident de travail en raison de la dorsalgie violente : elle considère aujourd’hui que cette dorsalgie est apparue dans un contexte d’anxiété… en janvier 2009. Elle a eu trente-sept jours consécutifs d’arrêt : rechute de l’accident de travail de 2008. Elle évoque à cette occasion des tensions musculaires et des dorso-lombalgies et sciatalgies chroniques invalidantes. Elle porte un lombostat pour les trajets.

Au plan professionnel, elle relate ses vingt-cinq ans de responsable d’agence avec, en réalité, un « mi-temps » consacré aux villes environnantes afin de réaliser :

  • L’ouverture de l’agence de la ville de C… et sa fermeture actuellement d’où les aller/retour.

  • Les coups de mains à l’agence de la ville de L..., il y a dix ans et ses aller/retour.

  • L’installation de l’agence de la ville de F..., fermée actuellement.

« Je suivais commercialement ces agences ; ça marchait très très bien. La direction a souhaité restructurer il y a quatre ans. J’ai toujours énormément donné avec une première alerte en 1989. Un problème d’HTA d’où le suivi cardiologique depuis. » ; « À l’agence de la ville de C..., ils ont voulu quelqu’un de plus jeune que moi. Ça a débouché sur un turnover du personnel de l’agence. J’ai du reprendre il y a trois ans car ça périclitait » ; « J’ai toujours fait des interventions ponctuelles et état des lieux sur la ville de M... pour “éteindre les feux” » … « Je suis toujours allée sur la ville de F... »

Pendant son exposé, je note la parole saccadée, rapide, la bouche sèche, le visage tragique.

L’évolution de l’organisation du travail en 2009 a des répercussions

L’année 2009 est difficile après la crise financière internationale de 2008. « Le monde du travail est bousculé. Je n’ai pas les résultats que j’avais. On me met des objectifs que je ne peux tenir : je reçois des mails injonctifs, répétitifs, demandant des quotas non réalistes. D’autres fatiguent dans l’agence, à cause de cette pression. »

Elle insiste sur son engagement avec vécu de non reconnaissance de la part de la hiérarchie. Elle détaille son investissement dans les entreprises utilisatrices, pour mettre en avant son éthique professionnelle à laquelle elle tient car donnant sens à son métier : ??

  • par rapport à la sécurité, aux risques auxquels le personnel intervenant est soumis ; ??

  • par rapport à l’aspect social de sa démarche, mission pour l’insertion et tout particulièrement de cas sociaux ; ??

  • par rapport au respect de la législation dont il faut suivre l’évolution en permanence.

« Je préfère ne pas accepter le contrat proposé par l’entreprise utilisatrice si les conditions de travail ne sont pas suffisamment acceptables plutôt que d’avoir des fleurs pour le nombre de contrats décrochés et des reproches pour les accidents de travail à venir. En cas d’accident de travail, j’en fais l’analyse et recherche les actions correctives. » Et enfin : « les audits analysant la sécurité, les postes de travail, la législation en rapport avec les contrats et le respect des normes qualité sur la ville de S... (où elle exerce) sont toujours positifs ! »

Une nouvelle responsable de secteur, arrivée en 2008, se voudrait injonctive. Au plan organisationnel, ces postes de responsables de secteur se situent sous le grade de directeur de région. Cette nouvelle responsable a mis en place des « opérations coup de poing » : « Elle désigne une ville. S’il le faut, je dois aller à l’autre bout de la région: on arrive dans une zone industrielle à plusieurs collègues… Il faut frapper aux portes des entreprises et prospecter en synergie avec les collègues. Mais le temps de déplacement sur la ville (jusqu’à cinq heures de route ou de train) n’est pas compté comme temps de travail ! » ; « Toutes ces entreprises visitées dans la journée, c’est plaisant, mais la nuit, les douleurs articulaires diffuses entrainent de l’insomnie. »

« J’avais trois cents personnes à gérer. Avec la crise, il en reste cent et le suivi de gestion et l’écoute des trois assistantes » ; « Toutes ces choses à faire dans un temps imparti très réduit, avec relance téléphonique ou informatique ! » ; « On me demande de reprendre le secteur commercial de la ville de L..., de celle de G… ».

L’examen d’avril indique : des cervicalgies, des troubles du sommeil avec des nuits de cinq à six heures et récupération le week-end : nuits de dix à onze heures avec sieste l’après-midi ; des difficultés à dormir dans la nuit de dimanche à lundi ; une fatigue dès le réveil depuis cinq à dix ans, durantdeux heures le matin mais sans somnolence postprandiale. Elle a conservé le désir de se lever, d’aller au travail mais elle a réduit ses activités sportives (marche, vélo, gym) en raison de dorsolombalgies et elle a cessé la vie culturelle et associative. Par contre elle jardine et aime la décoration, la peinture, l’écriture. Elle est sous ATARAX° (12.5 mg le matin, 25 mg le soir) ; sa TA est à 15/10. À l’examen, malgré ce traitement, je note des tremblements, mains moites, paresthésies des extrémités, logorrhée, larmes, fatigue.

Face à cet épuisement professionnel, elle envisage sur mes conseils de rechercher les facteurs professionnels actuellement en cause et tout particulièrement du coté de la diminution des marges de manoeuvre.

Elle commence à cogiter pendant la consultation :

  • Comment la responsable de secteur peut-elle évaluer de façon identique les collègues sans tenir compte de l’ancienneté, de la fidélité des entreprises, de la confiance installée avec les entreprises utilisatrices et avec les salariés intervenants ? ..

  • Pourquoi vouloir faire abstraction du chômage partiel dans l’automobile et la métallurgie ? ..

  • Les tâches administratives se multiplient indépendamment du nombre de salariés et d’entreprises. ..

  • Comment ne pas tenir compte du secteur vaste en raison du suivi d’agences des villes voisines ?

Je la reverrai dans un mois car elle souhaite échanger sur l’organisation du travail de l’entreprise et mon planning de ce jour ne le permet pas. Elle est apte à condition de ne pas dépasser un rayon de cinquante kilomètres lors de ses déplacements.

L’ANALYSE DE MAI 2009

Mlle L… évoque le bienfait de ses vacances passées, récentes et à venir et de son traitement antalgique. Elle diminue les rendez-vous avec les entreprises malgré le quota demandé. Elle a commencé à retourner sur l’agence de L..., mais pas quotidiennement. Elle se concentre sur la ville de S…

Elle retrace les interventions passées des chefs de région. Elle considère que pendant ses quinze premières années, on reconnaissait son travail. Son responsable de région se déplaçait régulièrement et lui donnait toute l’autonomie voulue : « Nous étions encore une petite entreprise. » Les dix années suivantes, deux régions ont été regroupées. Le responsable de secteur a appliqué la politique du laisser-faire et est resté distant. Depuis, il a été licencié. Depuis deux ans, une nouvelle responsable de secteur reprend en main quelques agences sur trois régions et resserre l’étau sur toutes ces agences sans distinction. Son management, à distance, essentiellement par téléphone et par courriels, serait rigide et ne tiendrait pas compte de la réalité du terrain.

Clinique : sa TA est à 13/10. Elle prend toujours de l’ATARAX° en cas de besoin.

Nous en arrivons à la même restriction d’aptitude et elle se dit plus sage, plus décidée à « mettre de la distance » entre son travail et elle.

BILAN DE LA CONSULTATION DE JUIN LA DISTANCIATION S’INSTAURE

Elle évoque son vécu de manque de temps face au surcroit de travail. Elle cherche à lâcher prise et dit avoir signalé par courriel à sa direction (à sa responsable de secteur, à son directeur de région) qu’elle ne tiendrait pas les objectifs demandés. Elle a mis à plat le modèle d’organisation qui lui est imposé en démontrant que c’est calqué d’une agence à l’autre, indépendamment de la réalité de terrain. Elle sait que sur d’autres régions, la pression n’existe pas de la même façon ou peu, par petit appel téléphonique. Elle note le vocabulaire guerrier du manager : « Il faut attaquer ».

Au plan clinique, L’accident du travail n’est pas consolidé. Elle attend beaucoup de ses congés à venir (dans deux mois !). Elle est sous MAGNÉ B6°, PARACÉTAMOL°, TÉTRAZÉPAM°, LAROXYL° en gouttes, ATARAX° : un demi le soir. Ce dernier mois, elle a souvent ressenti des paresthésies des quatre membres, contractures des membres inférieurs, mains moites. Les tremblements diminuent. À la reprise après congés, est apparu un bref épisode de diarrhée et de forte transpiration. Elle évoque une hyperémotivité s’accompagnant de vécu de tension musculaire. À l’examen, elle présente des contractures paravertébrales diffuses (cervicales, dorsales, lombaires).

Elle me parait fatiguée mais apaisée, donnant l’impression d’avoir su convaincre sa responsable de secteur. C’est d’autant plus facile pourMlle L… qu’elle a toujours des résultats corrects au niveau national. Elle est à nouveau déclarée APTE en limitant le rayon d’action à cinquante kilomètres.

CONSULTATION D’OCTOBRE 2009 UN PEU D’AUTONOMIE RETROUVÉE

Elle est suivie par un médecin de médecine physique fonctionnelle en raison de contractures persistantes du tronc, y compris en congés, par intermittence, avec des crampes musculaires diffuses, mobiles siégeant aux membres inférieurs et plus ou moins aux membres supérieurs. Elle est sous LAROXYL° avec de la kiné dont électrothérapie, une heure quinze par semaine. Sa TAest à 13,5 / 10,6 et le pouls à 77.

Elle présente une raideur lombaire (mains/sol : 35 cm) avec lasègue droit et gauche à 30°. Douleur à la pression L4 – L5 (++) et L5 – S1 (+++) et du premier trou sacré (droit et gauche). Aujourd’hui, elle se sent rouée de coups, au niveau lombaire. Elle évoque des « coups de barre » dans la matinée puis à partir de 17 h.

Lorsqu’elle évoque son travail, elle démontre sa prise de distance par rapport à la prescription mais l’investissement consenti pour y arriver semble, lui aussi, source d’épuisement. Elle a, en effet, rencontré sa responsable de secteur a qui elle a fait part de son management vécu comme déshumanisé, du vécu d’absence de reconnaissance, de la remise en cause des compétences, de la pression exercée pour accroitre le nombre de rendez-vous dans les entreprises. Elle a contre argumenté, mettant en avant son ancienneté, la confiance et la fidélité des clients. Elle a « emmené » sa responsable de secteur dans les entreprises pour le lui démontrer. Elle a planifié et obtenu que la responsable de secteur rencontre les assistantes de Mlle L… et réponde à leurs questions. Mlle L… affirme avoir pu lui dire : « Si je ne peux plus faire du nombre, c’est que je ne peux plus. Physiquement, je ne peux plus. »

Depuis, les courriels de sa responsable de secteur diminuent, sans qu’elle ait officialisé sa décision. Or, Mlle L… a encore remporté, avec son agence, un challenge où elle est classée deuxième sur trois cent agences. La cohésion de l’agence est toujours intacte. On lui a reproposé de s’occuper de l’agence de la ville de L.., ce qu’elle a refusé !

Toutefois, elle dit ne pas compter ses heures et les horaires officiels 9 h-12 h puis 14 h-18 h se prolongent jusqu’à 19 h et les heures de train ne sont pas incluses dans le temps de travail.

Elle est épuisée mais elle âgée de cinquante-sept ans et elle espère tenir à ce rythme, certaine d’avoir convaincu sa responsable de secteur. Le fait qu’elle ait pris du recul par rapport à l’organisation du travail et son analyse critique possible, dicible, me rassurent. Mlle L… repart avec sa fiche d’aptitude et ses restrictions d’interventions à cinquante kilomètres.

LE CRASH D’OCTOBRE 2009

Si elle a su gagner la confiance de sa responsable de secteur, par contre, elle n’a pu échapper à une réunion commerciale des responsables d’agences, organisée dans la ville de R… par le directeur régional, début octobre. Cette réunion faisait suite à des départs « volontaires » ou des licenciements de responsables d’agences. Ils étaient peu nombreux (cinq) à cette réunion d’octobre et depuis, le responsable de l’agence de R… a été licencié (cinquante et un ans).

Mlle L… explique que ce jour-là, les propos « incisifs » « balancés » par le directeur régional aux responsables d’agences étaient difficiles à répéter : « Je n’ai pas pu les répéter le soir, en rentrant chez moi ». Aujourd’hui encore, visage tragique, yeux embués, elle ne parvient pas à répéter ces propos : « C’était hyper dévalorisant. On était des nuls, moi qui suis super investie ! » ; « J’ai honte de répéter… qu’il fallait qu’on se bouge le cul... Qu’on n’était pas comme les France Télécom où une personne s’est jetée par la fenêtre. Les collègues étaient aussi indignés que moi ! » ; « Pendant l’intervention de ce chef de région, avec affichage des résultats individuels, il fallait argumenter devant les autres, sans pouvoir le faire. J’étais la première à être confrontée à cette critique et ne m’y attendais pas. J’ai commencé à avoir des pulsations (frontales, temporales), des difficultés de concentration. À la sortie, je me suis écroulée en sanglots, submergée, anéantie. Mes collègues m’ont aidée et accompagnée au train. » ; « À 19 h 20, pendant le retour en train, j’ai ressenti une douleur et engourdissement du bras gauche, de la joue gauche et une altération de la vue de l’oeil gauche. »

Il est étonnant de constater qu’elle est rentrée chez elle sans consulter : « Je me suis dit qu’avec le contenu de la réunion, c’était pas le moment de se prendre un arrêt de travail » ! Pendant les trois jours qui suivent, au bureau, elle présente lombalgies, vécu de tension globale et engourdissement du côté gauche du visage. Mi-octobre, une semaine après le « crash », elle constate une asymétrie du visage « bouche partant sur le côté ».

Par hasard, elle est convoquée deux jours plus tard (J+10) dans le bureau du médecin conseil à propos de l’accident du travail d’avril 2008, avec rechute 2009, toujours non consolidé et toujours en soins (kinésithérapie et électrothérapie). Le médecin conseil ne consolide pas et confronté aux troubles neurologiques, pose l’hypothèse d’ischémique cérébrale transitoire (ICT). Le médecin traitant, le même jour, découvre l’état de sa patiente et l’oriente aux urgences pour doppler, scanner. Le neurologue qui la reçoit pratiquera une IRM une semaine plus tard (J+17) qui se révèlera normale.

Mais c’est une journée où elle n’a pu aller travailler. Alors, onze jours après les évènements à l’origine des troubles neurologiques, Mlle L… adressera un courriel à sa responsable de secteur pour s’excuser de cette journée d’absence en précisant son passage par les urgences et le motif.

Pendant tout le mois suivant l’IRM, elle décide de visiter toutes les entreprises du secteur agro-alimentaire ! Épuisée, à la mi-novembre : « J’aurai fait tout ce que je devais faire », elle aura un arrêt de travail de trois semaines (rechute accident de travail). Début décembre, l’employeur fait une déclaration d’accident du travail relatant le « malaise » dans le train, après la journée régionale d’octobre. La CRAM lui adressera un formulaire à remplir afin d’expliciter son « malaise » survenu dans le train.

LA CONSULTATION DE MI-DÉCEMBRE 2009

Mi-décembre, jour de la consultation, neuf semaines après le « crash », elle m’en fait d’abord le compte rendu. Je tente de mettre en forme le diagnostic clinique correspondant aux évènements. Je constate que Mlle L…, qui a présenté depuis la journée régionale, un hyper éveil et syndrome de répétition de l’évènement traumatique (les images du responsable et ses propos s’imposent à la conscience malgré ses efforts et la présence attentive de son entourage ; les propos et le comportement du directeur régional d’octobre 2009 sont encore difficiles à me restituer, tardivement, par bribes, les mots n’arrivants pas à sortir ; avec les yeux embués), conserve un syndrome d’évitement vis-à-vis de son directeur de région. Elle serait bien incapable de le rencontrer. On peut poser le diagnostic de syndrome post-traumatique (F43.0 de la classification du CIM 10).

Nous reprenons point par point les symptômes apparus initialement, pendant la confrontation au directeur régional d’octobre :

  • Elle a alors un vécu de tension musculaire de tout le corps et une lombalgie croissante, se sent alors incapable de se détendre.

  • Elle se sent contractée avec une oppression thoracique. ..

  • Mains moites, bouche sèche. ..

  • Elle tente de réprimer un tremblement des mains. ..

  • Elle présente une tachycardie, des acouphènes, des pulsations des tempes jugées rapides. ..

  • Elle cherche à se contrôler à tous prix ; a peur de perdre le contrôle ; a la sensation d’être à bout ; elle a des céphalées frontales, temporales et la tête dans un étau qui se resserre ; elle a peur que ça éclate. ..

  • Elle est émotionnellement au bord des larmes. ..

  • Les bruits, les paroles de son interlocuteur lui semblent lointains (dépersonnalisation). ..

  • Elle n’a plus d’espoir. ..

  • Elle dit avoir des difficultés croissantes de concentration, la situation lui semble irréelle (déréalisation). ..

  • Elle réprime ses larmes jusqu’à exploser en sanglots à la sortie, sur le trottoir, ne pouvant plus contrôler ce débordement.

On retrouve ainsi la « réaction aigue à un facteur de stress de gravité moyenne » (F43.01du CIM 10) qui précède l’ischémie cérébrale transitoire puis le syndrome post-traumatique.

Sa fiche d’aptitude indique alors : « APTE sous réserve d’amélioration rapide des conditions managériales de travail avec contrindication formelle au management par le stress et en limitant ses déplacements à un rayon de 50 km ».

Le service des ressources humaines de son employeur demandera par courrier recommandé (janvier 2010) des précisions par rapport à cette fiche d’aptitude. J‘y réponds ainsi :

« Votre courrier du … m’est bien parvenu mais il est néanmoins resté sans réponse à ce jour, car nous sommes dans l’attente de l’avis de la CRAM, service AT/MP en ce qui concerne l’accident du travail d’octobre 2009 de Mlle L…. Pour l’instant, le secret médical s’impose et c’est l’avis inscrit sur la fiche d’aptitude du .. décembre 2009 renouvelé le .. janvier 2010 qui prévaut. Cet avis s’appuie à la fois sur la clinique constatée, massivement en lien avec des éléments de la sphère professionnelle et aussi sur les fiches d’aptitude antérieures, limitant les déplacements à un rayon de cinquante kilomètres. Il s’agit bien d’un rayon d’action de cinquante kilomètres, ce qui équivaut à deux allers retours par jour, si besoin, pour se rendre dans une ville voisine jusqu’à cinquante kilomètres de distance environ.

Espérant pouvoir reprendre rapidement contact avec vous (tout dépend de la réactivité de la CPAM à réception des éléments diagnostiques complémentaires fournis par la consultation de pathologie professionnelle) je vous prie d’agréer, Madame, l’expression de mes salutations distinguées. »

Elle accepte alors l’idée d’une consultation en pathologie professionnelle car elle a, malgré tout, conscience d’aller trop loin et de prendre des risques pour sa santé.

LA CONSULTATION DE JANVIER 2010

Elle permet de faire le point sur l’évolution de ses conditions de travail : son directeur de région qui a commencé sa carrière aux mêmes fonctions et en même temps qu’elle, l’a appelée après les fêtes de fin d’année et lui a reproché de ne pas se remettre en cause. Il n’a pas apprécié la déclaration du malaise en accident du travail car le CHSCT, dit-il, va s’en emparer. La fiche d’aptitude ne lui convient pas non plus mais il ne l’a toutefois jamais contestée de façon officielle.

Elle n’a pas répondu mais au fil de la conversation, elle lui a dit son incapacité à faire autant de visites d’entreprises que ce qui lui est demandé et son choix à elle de privilégier sécurité, législation et qualité… « Il faudrait être bon partout sans moyen supplémentaire ». Elle n’a plus de syndrome d’évitement à son égard.

« Maintenant, c’est fini de partir à 21 h. Je fais des horaires corrects ». Elle dit avoir tout fait pour l’entreprise : « Je n’ai plus rien à prouver. Je continue la prospection à mon rythme et sans dépasser les horaires. Ils prendront la décision qu’ils veulent. Je ne partirai pas de moi-même. »

Au plan clinique, elle a rencontré son cardiologue qui l’a rassurée par un nouveau bilan cardiaque. Si l’inaptitude s’avérait nécessaire, elle se dit prête à l’accepter. Elle continuerait à travailler comme consultante pour des entreprises. Au plan administratif, le malaise n’a pas été reconnu comme accident de travail par la CPAM, bien que le médecin conseil ait donné un avis favorable.

La consultation permet de valider le document à destination de la consultation de pathologie professionnelle, document correspondant à la monographie ci-dessus. Mais j’apprends que le malaise ne peut être reconnu accident de travail. Après avoir pris contact avec le service AT/MP de la CPAM, un courrier à destination de la consultation de pathologie professionnelle complète ainsi la monographie :

« Cher collègue,

Le service AT/MP de la CPAM n’a pas les éléments suffisants pour reconnaitre le “malaise” du .. octobre 2009 de Mlle L… en AT. En effet : ..

  • Le terme de malaise n’est pas un terme clinique suffisant pour un accident de travail. ..

  • Le service AT/MP de la CPAM n’a pas eu de certificat médical initial, en l’absence de consultation de Mlle L…, le jour même de l’accident de travail. ..

  • Le “malaise” a été déclaré accident de travail tardivement (deux mois après) par son employeur.

  • Aucun document médical ne fait le lien entre “malaise” et la réunion organisée par le directeur régional du même jour.

Or, selon mon hypothèse, Mlle L… a présenté une réaction aigue à un facteur de stress et des manifestations neurologiques d’origine vasculaire (ICT) y ont fait suite, dans le train du retour. Nous n’avons aucun élément complémentaire sur le diagnostic de ces manifestations somatiques, le neurologue qui a suivi ce dossier étant lui-même en arrêt de travail actuellement. L’hypothèse d’une ICT reste posée.

Selon le service AT/MP, la confirmation d’une réaction aigue à un facteur de stress du .. octobre 2009, avec syndrome post traumatique secondaire dont un syndrome d’évitement ayant persisté jusqu’aux congés de fin d’année, soit trois mois, reliés aux évènements de la réunion organisée par le directeur régional de Mlle L…, pourraient éclairer le dossier dans le but de reconnaitre le “malaise” en accident de travail. L’ICT pourrait également être mis en lien avec l’évènement traumatique et l’épuisement professionnel… »

LA CONSULTATION DE PATHOLOGIE PROFESSIONNELLE DE JANVIER 2010

Extrait de compte rendu : « … On notera qu’antérieurement à l’accident, Mlle L… présentait un état d’épuisement professionnel caractérisé (CIM 10-Z73.0) mentionné dès 1987 dans le dossier de médecine du travail et qu’elle a présenté le .. octobre 2009, pendant la réunion régionale de R…, une réaction aigue à un facteur de stress (CIM 10- F43.0). Dans les heures qui ont suivi, elle a présenté des symptômes neurovasculaires ayant fait retenir le diagnostic d’accident ischémique transitoire par les urgentistes puis par le neurologue. Mlle L… est toujours sous KARDÉGIC° depuis.

Dans les semaines qui ont suivi, elle a présenté un syndrome post-traumatique associant la triade : syndrome de répétition, syndrome d’évitement, hyper vigilance (CIM 10 - F43.1)… ».

ÉPILOGUE

Un an après, aucun membre du CHSCT n’a contacté Mlle L… Le médecin conseil, muni d’un courrier du médecin du travail et de la confirmation diagnostique du médecin de consultation de pathologie professionnelle, accepte volontiers la notion d’accident du travail mais comme souvent, c’est du côté administratif que ça bloque. Mlle L. a reçu une réponse négative pour cette prise en charge au titre de l’accident du travail et quelques temps plus tard, paradoxalement, de nouveaux formulaires pour renseignements complémentaires ! Elle va tenter de faire avancer son dossier.

Elle est prise en charge par un médecin de médecine physique fonctionnelle pour une fibromyalgie, exerce toujours, avec prudence, le même métier et espère une inaptitude en 2012.

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