LES CAHIERS S.M.T. N°25 - MAI 2011

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Sommaire du Cahier 25

 

 
 
 

CLINIQUE DU SALARIÉ EN SOUFFRANCE PROFESSIONNELLE

 

HISTOIRE DE BOULANGER

 
Annie DEVEAUX, médecin du travail
Monographie clinique présentée lors de la Journée de Printemps SMT du 19 mars 2011

 

Michel est né en 1965. Il est le cinquième d’une fratrie de sept. Ses parents sont agriculteurs et il a vingt-deux ans quand je fais sa connaissance en 1987. Il vient de faire son service militaire après avoir fait un CAP de boulanger.

Il travaille depuis trois mois lorsque je le vois en visite d’embauche. Visite d’embauche banale : je note simplement une dermatose sèche couvrant la face palmaire de la main droite, bien circonscrite, prurigineuse, avec parfois des crevasses. Je lui recommande de prendre éventuellement l’avis d’un dermatologue. Il travaille de minuit à 9 h du matin, six jours sur sept. Ils sont trois : deux boulangers dont le patron et un pâtissier. Il dort en général de 15 h à 22 h et aide ses parents à la ferme selon la saison.

Les années suivantes, je n’aurais pas beaucoup plus d’information sur le travail. L’approvisionnement des trois pétrins est manuel par sacs de 50 kg. On utilise en moyenne 600 kg de farine par nuit. La fabrication reste artisanale, une grosse partie est façonnée à la main. Michel participe à toutes les étapes de la fabrication, mais est souvent au four. Il qualifie son travail de dur (les horaires, le travail le week-end et les jours fériés), mais l’ambiance est bonne ; il apprécie de transmettre aux apprentis quand il y en a. « C’est un plaisir de faire du pain, on en apprend tous les jours : tout est intéressant. » Il est toujours célibataire : « Être à son compte, j’ai l’âge mais faut-être poussé par quelqu’un. »

EN OCTOBRE 2001, le patron prend sa retraite : le nouveau patron est plus jeune que lui. Michel est déstabilisé, il me dit avoir du mal à vouvoyer le patron qui veut réduire ses horaires de travail et organiser le travail différemment. Néanmoins, il vient travailler avec plaisir « Je prends le travail comme il vient ». Il est souvent seul au four, « pourtant ce serait mieux de cuire à deux ». La plaque eczémateuse de la main n’a pas évolué et il n’a jamais consulté. Il n’a aucune manifestation d’intolérance à la farine, aucune douleur.

EN 2002, Michel signale que ses horaires ont changé : il commence plus tard en fonction de l’humeur du patron. Il travaille toujours six nuits sur sept mais on est passé de cinquante à soixante heures hebdomadaires à trente-cinq heures et quelques heures supplémentaires. Il est le seul ancien à être resté ; il a le sentiment qu’on le pousse à partir. Le travail est intense « Si on a 5 mn, il est toujours là pour pousser ; on fait de la moins bonne qualité qu’avant. Mon collègue casse du matériel, il ne lui dit rien. Je voudrais m’installer mais je n’ai pas de femme ».

OCTOBRE 2003 : il n’y a plus d’horaire fixe ; c’est trente-cinq heures en six jours ; il commence à 3 h et part quand le patron lui dit et n’apprécie pas de ne pas savoir à quelle heure on finit. Il est le seul boulanger avec le patron, qui maintenant fait la pâtisserie. Il n’y a pas de conflit réel mais une tension. Pourquoi, ce jour-là évoque-t-il le suicide d’un ancien salarié, le départ d’autres salariés, l’accident mortel d’un jeune boulanger. Il rumine beaucoup et s’en va en me disant « Si un jour vous voyez dans le journal qu’on m’a mis dans la caisse… »

DIX-HUIT MOIS PLUS TARD : un accident à la ferme lui a valu une fracture de clavicule et un arrêt de six semaines. Il a encore quelques difficultés à lever le bras. Au travail « C’est toujours la course permanente. On ne soigne pas le travail comme on devrait le faire ». Pendant cet arrêt de travail, l’eczéma de la main a totalement disparu. Au niveau de l’épaule et de la clavicule, malgré quelques douleurs et quelques difficultés à lever le bras, le résultat esthétique et fonctionnel est bon.

DÉCEMBRE 2006. Michel travaille maintenant à partir de 3 h du matin mais jusqu’à ce que le travail soit fini ; il part en même temps que le patron qui lui vient à partir de 11 h. Il travaille seul le week-end et vient plus tôt alors : « Il faut courir deux fois plus vite, on n’en fait jamais assez, il n’y a plus d’apprenti ; le patron a même enlevé la radio. On a dû prendre ses méthodes. » L’eczéma des mains a réapparu, il n’y a pas de gêne respiratoire, le test spirométrique est parfait. Il n’a pas beaucoup l’occasion de discuter avec la vendeuse (belle-mère du patron). « Je vois bien que je ne suis pas fou, mais on me pousse à partir. » La tension artérielle s’élève un peu.

FIN SEPTEMBRE 2008 : la situation n’a guère évolué. Les horaires sont les mêmes. L’eczéma des mains a disparu mais le VEMS est un peu abaissé. « Je mets le poing dans la poche ; je travaille seul le dimanche car il va à la chasse et le mardi, il trouve toujours que j’ai été trop long, ça agace ; lui il travaille vite. » Dans les faits Michel travaille à la tâche. « On ne soigne pas le travail, on vous rabaisse tout le temps, c’est dur quand on sait qu’on ne traîne pas pourtant. Le patron travaille à un rythme insoutenable pour moi. » La TA est à 16/10 et à l’auscultation pulmonaire et au test spirométrique, il y a un petit spasme bronchique. Je l’adresse à son médecin traitant, en évoquant les facteurs professionnels (travail de nuit, relations tendues avec le patron). Michel a alors quarante-trois ans.

31 OCTOBRE 2008 : visite spontanée de Michel à 8 h du matin après une nuit de travail (il a attendu mon arrivée et s’est garé en cachant sa voiture pour que personne ne voit qu’il était venu voir le médecin du travail). Il me signale que depuis juillet une plaquette insecticide, dont il a pris les références (insecticide à 2 % de pyrèthre) et des photos qu’il me montre ont été installées sur un des murs du fournil. Pour lui, cette plaquette est à l’origine de céphalées d’apparition récente chez lui. Il évoque alors un malaise vagal survenu il y a trois ans lors de l’arrosage au travail de l’anniversaire d’un collègue : « Pour moi, ils avaient mis quelque chose dans mon verre ». Il enchaîne sur des problèmes de voiture qu’il a eu du temps de l’ancien patron : un accident de durite et des roues desserrées. Depuis qu’il garde ses clefs dans sa poche, il n’a jamais eu de souci ! Même s’il y a actuellement une authentique pression à la production, quel lien avec ce qui commence à ressembler à un délire de persécution. Après son départ, je téléphonerai à son médecin traitant pour lui faire part de mon inquiétude.

FIN JANVIER 2010 : visite systématique. Michel a eu la grippe le dimanche, beaucoup de fièvre ; il est néanmoins allé travailler la mardi sous TAMIFLU° et avec un masque, en se sentant fiévreux pendant quelques jours. Il travaille seul avec le patron qui fait la pâtisserie ; l’activité a un peu baissé (un hôpital en moins dans les gros clients). Il y a deux magasins, plusieurs dépôts et une entreprise de restauration collective (neuf cents repas/jour) à livrer. Il a toujours les mêmes lésions eczématiformes de la paume des mains, pour lesquelles il n’a toujours pas consulté car il se méfie « Si c’est à cause de la farine, je ne voudrais pas qu’on m’empêche de travailler », met un masque pour les travaux de nettoyage. La TA est limite à 16/9. L’auscultation pulmonaire relève des râles bronchiques fins des deux bases.

LUNDI 24 JANVIER 2011 : Michel a pris rendez-vous ce lundi qui est son jour de repos. Il me fait part de céphalées au travail depuis trois semaines associées à des douleurs des épaules ; il se sent courbatu, patraque, avec des trous de mémoire. Tout disparaît dès que l’air est renouvelé. Pour Michel, c’est encore l’insecticide, responsable selon lui de la récidive de son eczéma des mains ! Il s’en plaint auprès de son patron, qui lui n’a pas de symptômes et lui a répondu « Je ne suis pas médecin ». Il fait très froid et je pense immédiatement à la possibilité d’une intoxication à l’oxyde de carbone. J’en explique tous les risques à Michel, qui me confirme que toutes les aérations ont été obstruées pour économiser la chaleur, que la VMC est arrêtée depuis le changement de patron alors que l’ancien patron avait toujours insisté sur le fait qu’il ne fallait jamais arrêter la VMC.

 ACTUELLEMENT, il y a à la fois une augmentation du prix des matières premières et des céréales et pour faire le pain, il faut de la chaleur en sortie de chambre froide ! Je lui édite immédiatement une documentation sur ce risque et lui demande d’en parler à son patron. Michel m’objecte qu’il n’y a que lui qui a mal à la tête et pas son patron : il admet que ce dernier n’est pas dans la même zone pour préparer la pâtisserie et donc moins exposé. Il me dit qu’il n’osera pas en parler à son patron. Je lui remets la documentation sur le droit de retrait. Refus catégorique de Michel d’abandonner le pain en cours de fabrication. À force d’insistance, il s’engage à en parler la nuit prochaine à son patron et s’arrêtera à 8 h pour me dire ce qui s’est passé.

Il s’arrête le lendemain matin à 8 h ; il a remis la documentation au patron en précisant bien qu’il était venu me voir. Rendez-vous est pris avec le chauffagiste qui doit venir régler le brûleur le lundi suivant. Les obstructions d’aérations n’ont pas été enlevées.

Les deux jours suivants, j’essaierai de joindre le patron vers 7 h 30 du matin, mais il est déjà rentré chez lui et donc pas joignable. J’annonce donc à la vendeuse ma visite pour le samedi matin à 5 h (heure d’ouverture du magasin). Le patron rappellera dans la matinée pour me dire que le rendez- vous est pris avec le chauffagiste, que ce n’est pas la peine de me déranger. Je lui réexpliquerai toute la gravité des intoxications au CO et le nombre de morts que j’ai eu à connaître dans la région.

Lors de mon passage, le samedi matin à 5 h du matin, je constaterai que tous les aérations ont été désobstruées, que la localisation du laboratoire pâtisserie, explique que seul Michel ait eu des symptômes, mais que ce fournil étant au rez-de-chaussée d’un immeuble dont l’étage est vide, il est difficile à chauffer.

Lors de sa première visite spontanée fin octobre 2008, Michel signalait déjà des céphalées mais à aucun moment je n’ai pensé à une intoxication au CO. Fallait-il intervenir seule ou obtenir que Michel, bien informé, ose prendre la parole ? Aurait-il fallu envoyer Michel au labo pour une confirmation biologique bien aléatoire, puisque survenant au plus tôt deux heures après la fin du travail, au risque d’un résultat peu probant qui aurait peut-être invalidé le diagnostic sans éliminer le risque indiscutable ?

BIEN SÛR : importance de la mise en scène de la visite du fournil. Venir le samedi à 5 h montrait mon inquiétude et la gravité du risque encouru.

PROBLÈME BIEN RÉEL DE LA FABRICATION DU PAIN : coût des matières premières (gaz et céréales), hiver froid et nécessité de maintenir la chaleur pour que la pâte fabriquée la veille qui a levé pendant la journée en chambre froide, soit réchauffée avant d’être enfournée.

PROBLÈME DE LA TRANSMISSION DES SAVOIR-FAIRE DE PRUDENCE DANS UN MÉTIER : l’ancien patron avait toujours insisté sur la nécessité de ne pas neutraliser la VMC.

L’INTERVENTION DU MÉDECIN DU TRAVAIL : encore et toujours obtenir que le salarié bien informé accepte de poser le problème lui-même à l’employeur. En l’occurrence, en terme de délai, il était le premier à pouvoir intervenir sur la situation. Autant par le passé, sur une situation un peu similaire de risque d’intoxication oxycarbonée dans un bureau commercial installé dans un dépôt mal chauffé, alertée par une assistante terrorisée à l’idée d’en parler (elle était venue me voir sur les conseils de son médecin traitant) ; j’avais fait une visite surprise du dépôt en début de matinée, feint une sensation de malaise (céphalées) et feint de découvrir le chauffage d’appoint en cause, en présence du patron.

Encore et toujours, l’essentiel du travail de prévention s’effectue dans le cabinet ; la visite des locaux de travail constituant le plus souvent de la mise en scène.

 


Bibliographie
http://www.invs.sante.fr/presse/2010/communiques/cp_  monoxyde_carbone_061210/index.htmlBibliographie
http://www.invs.sante.fr/display/?doc=surveillance/co/ bulletins_co.htm
http://www.inrs.fr/inrs-pub/inrs01.nsf/intranetobject-accesparreference/ tf%20140/$file/tf140.pdf
 

 

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