LES CAHIERS S.M.T. N°25 - MAI 2011

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Sommaire du Cahier 25

 

 
 
 

CLINIQUE DU SALARIÉ EN SOUFFRANCE PROFESSIONNELLE

 

UNE SIMPLE RIXE EN ENTREPRISE ?

 
Benoît DE LABRUSSE, médecin du travail
Ce cas clinique a été utilisé lors d’une séance d’Évaluation des pratiques professionnelles d’un GAPEP de l’association de FMC E-PAIRS

 

UNE BANALE ALTERCATION ?

Octobre 2008. C’est Monsieur B…, venu en consultation spontanée, qui m’informe de la RIXE : il y a trois jours, il a été agressé physiquement par sa responsable Madame G… Elle lui reprochait de n’avoir pas fait son travail de nettoyage : « Elle s’est mise à crier dans l’usine, elle m’a agrippé le bras au point de me faire des bleus. »

Déjà l’année dernière il s’était plaint à moi du « harcèlement » de cette chef. Son médecin l’a mis arrêt maladie, et il vient une nouvelle fois me demander conseil car à cinquante- six ans il espère pouvoir bénéficier d’une cessation d’activité. Sous quelle forme ?

Au téléphone le directeur, M. C…, me parle de l’indiscipline de M. B… et du comportement « comme une furie » de Mme G… À première vue on pourrait considérer que :

  • C’est une banale altercation entre deux salariés, un conflit interpersonnel, en somme ? ..

  • C’est l’affrontement de deux caractères difficilement conciliables : un « peu ardent au travail » et une petite « cheffaillonne » qui veut prouver son autorité.

  • C’est un problème disciplinaire, et pas médical, à régler au sein de l’entreprise ?

  • En tant que médecin du travail je n’ai surtout pas à prendre parti ?

  • Mais la souffrance morale des protagonistes est bien présente et ne fait-elle pas partie de la santé au travail ?

  • Mais ce n’est pas un simple conflit privé entre deux personnes, car il se déroule dans le cadre du travail, et donc dans une relation de subordination (qui n’est pas aussi simpliste que ça) ?

  • Mais l’organisation du travail de l’entreprise n’a elle pas joué un rôle ?

  • Le médecin du travail ne peut-il pas (doit-il pas ?) être acteur ?

Quand chaque détail a son importance

IL Y A DEUX PROTAGONISTES PRINCIPAUX

MONSIEUR B…, 56 ANS, 1,75 M

Comme souvent, dans ces entreprises agroalimentaires de notre région, c’est un ancien agriculteur qui continue à travailler ses quelques hectares de vigne. Il n’a pas de qualification particulière. Depuis dix ans il s’occupe du nettoyage dans l’entreprise. Il passe l’aspirateur, conduit l’auto laveuse, passe le Karcher° sur les sols, vide les poubelles des ateliers, etc.

Il a réussi à arrêter de fumer pendant six mois, mais en est actuellement à ses vingt cigarettes par jour. Il ne se passe pas d’années, sans que je note de courts arrêts de travail pour petits accidents de travail (ex. coupure) ou pour « malaise », lombalgies récidivantes, sciatalgies, périarthrite… Bref, il « porte » son âge et aspire à une retraite qu’il ne pourra pas prendre avant plusieurs années. Il boit son demi-litre de vin par jour et quelques pastis.

En 2004, il a eu un accident du travail avec quarante jours d’arrêt suite à une brûlure chimique au pied par un produit nettoyant à base de soude. Il portait ses chaussures de sécurité au lieu des bottes « car elles sont trop lourdes ».

En 2005, il a participé à une séance d’information/sensibilisation au risque chimique que nous avions organisé dans l’entreprise.

En 2007, nouvel accident de travail chimique : il utilisait le Karcher° à l’extérieur par jour de mistral, et a reçu du produit de nettoyage caustique au visage. Le lavage immédiat a permis de limiter la brûlure et l’arrêt n’a été que de trois jours.

MADAME G… 43 ANS, 1.60 M

Trois enfants, a une formation de technicienne (Bac+2) de laboratoire. Elle ne cache pas le fait d’avoir été embauchée, il y a une dizaine d’années, quand son mari était directeur d’une unité voisine du groupe. Il a depuis quitté l’entreprise. Ses fonctions ont évoluées il y a trois ans et elle est devenue responsable de l’hygiène avec deux à trois salariés sous ses ordres, dont M. B... Elle travaille à temps partiel et y trouve un équilibre entre sa profession et sa vie familiale. C’est une femme avenante qui exprime un volontarisme certain.

Bien entendu, sa narration de la rixe différait : elle était uniquement dans sa fonction hiérarchique de réprimande et si elle s’était agrippée au bras de M. B…, c’était dans un geste de défense face à un bras qui se levait sur elle…

L’ENTREPRISE

C’est une entreprise agroalimentaire de fabrication de sauces d’environ cent salariés qui fait partie d’un groupe rassemblant deux cents personnes en France et à l’étranger. C’est une entreprise très implantée localement où existe un noyau de cadres qui font tourner l’entreprise depuis au moins quinze ans. Mais elle est en difficulté financière depuis au moins dix ans. Le diagnostic communément admis est que le PDG est un commercial qui ne s’est jamais préoccupé de la fabrication et n’a pas fait les investissements industriels indispensables.

Monsieur C…, a consacré toute sa carrière à ce PDG. Il est directeur de cette entreprise depuis sa création. Il est accablé par la nécessité de jongler avec les fournisseurs qui ne sont payés qu’avec retard. Il investit toute son énergie à faire tourner l’usine et doit en plus se confronter aux délégués syndicaux qui réclament des conditions de travail moins dangereuses. Implicitement la production passe avant tout et il n’a pas les moyens d’investir dans la sécurité. Ce n’est pas un mauvais bougre, il a toujours été très « humain » avec les salariés, mais ce n’est pas « meneur d’hommes ». Je ne suis pas sûr qu’il a toute latitude pour embaucher et gérer le personnel.

Les CHS-CT sont très conflictuels, mais ouvriers et directeur, continuent à se tutoyer et ne semblent pas se tenir rigueur des vifs propos échangés. Bref une gestion des rapports humains très directe où les concepts de « ressources humaines » sont sur une autre planète.

Il y a bien une RRH, Mme P… mais c’est une secrétaire qui a évolué dans ce poste à la suite des démissions successives de ses responsables, et qui semble un peu dépassée par la situation.

MAIS LA SANTÉ AU TRAVAIL EST BIEN PRÉSENTE PAR LA SOUFFRANCE MORALE DES PROTAGONISTES

Je recevrai, trois fois Monsieur B…, dans les huit mois suivants. Même en observant bien, je n’ai pu constater de traces sur les avant-bras suite à l’altercation, mais il exprime une profonde blessure narcissique d’avoir été ainsi traitée par cette supérieure. Même s’il ne l’évoque pas ouvertement, être commandé par une femme lui était difficilement supportable. Il portera plainte à la gendarmerie contre Mme G… (classée sans suite).

Il sera très soutenu par le syndicat de l’entreprise, ce qui lui permettra d’échapper à un licenciement disciplinaire et de ne « bénéficier » que d’un avertissement écrit sans conséquences. Après huit mois d’arrêt de travail, le médecin conseil de la Sécurité Sociale, le consolidera. Suite à un plan de réduction des effectifs son poste de travail sera supprimé et j’aurai à me prononcer sur son aptitude à occuper un poste de manutention a priori contre-indiqué compte tenu de ses pathologies ostéo-articulaires.

À mon étonnement, il acceptera sans rechigner ce poste et je vérifierai sa bonne adaptation physique et l’absence de plaintes et d’arrêts de travail... Neuf mois plus tard, il aura enfin acquis ses trimestres nécessaires pour aller cultiver sa vigne à temps plein.

Je recevrai cinq ou six fois Mme G… pour de longues consultations. Elle était très perturbée par ce conflit, dès les premiers jours je l’adresserai à un correspondant psychiatre habitué à ces situations qui certifiât par écrit l’état de stress post-traumatique. Il lui fallut deux mois de réflexion pour prendre de la distance avec l’évènement et pouvoir commencer à analyser sa situation. Elle évoquera ses carences managériales.

Elle est passée de l’état d’anxiété à l’état de réactivité, sans épuiser ses ressources psychiques vers un état dépressif. Elle fera son deuil de l’entreprise, et se projettera dans un autre avenir professionnel. Après neuf mois d’arrêt de travail (en AT. enfin reconnu), les négociations avec la direction n’ayant pas abouties, la seule solution sera l’inaptitude médicale constatée par le médecin du travail.

DES RELATIONS DE SUBORDINATION

Nous n’étions pas dans un simple conflit interpersonnel. S’il y avait affrontement de deux personnalités, deux caractères différents, cet affrontement résultait bien d’une situation de travail. Il y avait une donneuse d’ordre et un exécutant de ces ordres. A priori une situation simple : « Je commande, tu obéis. »

Mais du colloque singulier avec les protagonistes la situation apparait bien plus complexe :

  • M. B… s’était déjà plaint, l’année précédente, de « harcèlement » par sa responsable. Il évoquait la surveillance permanente, les reproches fréquents, etc. Donc la situation conflictuelle couvait depuis longtemps et n’avait pas été résolue.

  • Il se pose donc la question du management de Mme G… Mme G… me rappelle, que deux ans auparavant, elle m’avait exposé ses difficultés avec sa hiérarchie. C’est tout juste si je retrouverais dans le dossier médical trois mots manuscrits (à l’époque je ne faisais pas encore des feuilles blanches séparées, des « dires » des salariés en souffrance). Elle ne se sentait pas soutenue : quand elle signalait à ses supérieurs ses difficultés avec ses subordonnés, rien ne se passait. Elle restait seule avec son problème managérial à résoudre.

Mes trente ans de relations avec M. C…, directeur, me permettent d’avoir des conversations directes. Il m’éclaire sur le caractère rétif à tout ordre de M. B…, ses multiples pauses cigarettes à l’extérieur, depuis l’interdiction de fumer dans l’entreprise.

Il évoque aussi le comportement « hystérique » de Mme G…, ses emportements, ses cris, bref son autoritarisme.

Mme O…, chef du service de Mme G…, auprès de qui je suis allé « tâter l’ambiance » prendra la défense de sa subordonnée et évoquera le « mauvais caractère » de M. B... Tout au long de cette histoire, elle restera en contact avec Mme G…

Aucun des protagonistes n’évoquera clairement le fait que Mme G… est une femme, encore jeune, en position hiérarchique envers M. B… qui est un homme d’âge mûr. Je pense que sa représentation mentale de la femme est intervenue dans son comportement professionnel, dans sa difficulté à accepter des ordres de cette responsable. On peut aussi s’interroger sur les paroles de M. C…, l’utilisation des mots « hystérique, furie ». Un tel vocabulaire aurait-il aussi été utilisé si c’était un homme qui avait « poussé un coup de gueule » ?

LES REPRÉSENTANTS DU PERSONNEL MONTENT AU CRÉNEAU

En quelques jours les délégués du personnel montent au créneau, ils me contactent, saisissent l’inspection du travail, exigent un CHS-CT extraordinaire. Bref ne jouent-ils pas leur rôle de défense des salariés ? Mais ce ne sera que la défense que d’un salarié, M. B…

Mme G… (du fait de son statut cadre ?) ne sera pas défendue ; des sanctions seront demandées contre elle. La direction transigera sur la sanction, purement formelle, de M. B…

Le CHS-CT :

Je retranscris le compte rendu du CHS-CT ci-dessous, (sic) :

Réunion extraordinaire demandé par membres du CHS-CT au sujet, de l’altercation de M. B… et Mme G… Retour sur les faits qui les ont opposés :

  • Refus d’obtempérer de M. B… envers sa supérieure hiérarchique agressive.

  • Harcèlement de M. B… par Mme G... (elle le cherche partout dans l’usine, lui crie dessus, lui fait des reproches ...).

  • Serrage du bras (marque à l’appui).

Les mesures seront prises après la fin des témoignages faits au sein de l’entreprise par les membres DP validé par le CHS-CT et la direction. M. C… ne souhaite pas la réintégration de Mme G… pour remédier au problème qui l’oppose avec de nombreuses autres personnes de l’entreprise.

Les déclarations d’accidents ont été faites après la date de l’incident car c’est le docteur L… (médecin du travail) qui leur a conseillé. Mme G… s’est arrêté plus d’une semaine plus tard.

Les responsabilités de la direction n’ont pas été mises en cause malgré qu’elle savait qu’il y avait déjà eu des problèmes avec cette dame, elle a juste été recadrée verbalement (elle s’est calmée ponctuellement).

Pour M. B… avertissement écrit pour des faits similaires.

Pour remédier à de tels faits ne faudrait-il pas faire des formations de management ?

Avant la reprise des deux parties (s’il y a), Mme V… (inspectrice du travail) demande leurs fiches d’aptitude et une visite médicale.

Il est à noter que pour les représentants du personnel : ..

  • la rixe est considérée comme une « altercation » et pas un accident du travail ; ..

  • le mot « harcèlement » est utilisé par les DP ;

  • il est fait état du souhait du directeur de se séparer de Mme G… ;

  • évocation de la responsabilité de la direction pour son inertie ;

  • ce sont bien les carences en « management » qui sont évoquées ;

  • et, plus intéressant, la question de la passivité et donc de la responsabilité de la direction est posée.

Ce compte rendu relate imparfaitement les « dires » du médecin du travail et fait notamment l’impasse sur l’évocation de la souffrance morale des deux protagonistes.

MAIS L’ORGANISATION DU TRAVAIL DE L’ENTREPRISE N’A ELLE PAS JOUÉ UN RÔLE ?

Nous avons vu, dans les lignes précédentes, la faible réactivité de la direction de l’entreprise.

  • La rixe n’est pas considérée comme accident du travail, mais comme un différend interpersonnel. Seul le traumatisme physique de M. B… est accepté, par contre le traumatisme psychique de Mme G… n’est pas pris en compte. Il y a donc incompréhension à la demande de déclaration en accident du travail et même contestation quand l’accident de travail de Mme G…, après un premier refus suivi d’une contestation, sera reconnu par la Sécurité Sociale, huit mois plus tard.

  • Mme P…, qui joue le rôle de DRH, ne semble pas au courant de la règlementation de la Sécurité Sociale sur les rixes.

  • Il n’y avait aucune véritable organisation de type Ressources Humaines dans l’entreprise : la fonction était considérée comme purement administrative et occupée par une secrétaire aux compétences limitées dans ce domaine.

  • La direction ne s’est pas préoccupée des carences managériales de Mme G… et ne l’a pas épaulée quand elle a, une première fois, été en difficulté avec M. B…

  • La direction a laissé M. B… « en faire à sa tête » et n’a pas réagi aux alertes de Mme G…

  • Le directeur M. C… était soupçonné d’avoir été en rivalité avec le mari de Mme G…

  • Le CHS-CT a eu partiellement un rôle « ouvriériste » en ne défendant uniquement M. B… et presque pas Mme G…

  • Seule la production primait dans la politique de l’entreprise.

LE MÉDECIN DU TRAVAIL NE PEUT-IL PAS (DOIT-IL PAS ?) ÊTRE ACTEUR ?

La déclaration d’accident du travail n’ayant pas été faite par l’entreprise, j’ai conseillé les salariés et « demandé » à l’entreprise de la faire. Il était important de reconnaitre les faits comme résultants du travail et pas comme un simple conflit interpersonnel. Important pour les deux protagonistes, mais aussi pour la direction et pour les instances représentatives du personnel. Quels que soient mes a priori, il m’a paru indispensable de traiter les deux salariés sur le même plan. Il n’y avait pas pour moi d’agresseur ou d’agressé, de responsable et de victime, mais deux salariés en souffrance. Tout au long de cet épisode, j’ai toujours placé la rixe dans le cadre du travail c’est-à-dire dans des relations de subordinations hiérarchique, de compétences professionnelles, d’épanouissement personnel dans le travail, de dysfonctionnement organisationnel.

Être à l’écoute, cela suppose de la disponibilité (recevoir plusieurs fois chaque salarié) et du temps d’écoute lors de chaque consultation. Être disponible mais aussi faire progresser chez les deux protagonistes la prise de conscience de la situation, des orientations professionnelles envisageables, tout en leur laissant l’initiative des décisions.

Il faudra du temps de réflexion, maturation, pour que chacun des deux salariés arrive à une solution professionnelle.

 

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