LES CAHIERS S.M.T. N°25 - MAI 2011

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Sommaire du Cahier 25

 

 
 
 

CLINIQUE DU SALARIÉ EN SOUFFRANCE PROFESSIONNELLE

 

LE MÉDECIN DU TRAVAIL POUVAIT-IL PRÉVENIR LE PASSAGE À L’ACTE SUICIDAIRE ?

 
Jocelyne MACHEFER, médecin du travail
 

 

 

Mi-octobre 2010, Monsieur M..., ouvrier de découpe désossage travaillant en abattoir de bovins se présente en consultation de reprise du travail. Huit jours plus tard, je reçois un appel téléphonique du médecin traitant m’informant d’une tentative de suicide de ce salarié sur son lieu de travail.

La consultation de reprise du travail comportait-elle des éléments cliniques qui auraient pu faire craindre et éviter ce passage à l’acte du salarié ?

LA PREMIÈRE CONSULTATION DATE DE JUILLET 2009

La première consultation de juillet 2009 est une visite de pré reprise à la demande du médecin traitant suite à un accident de travail : traumatisme ayant entraîné un volumineux hématome pré-sternal et sous le sein gauche et une déchirure de la paroi abdominale gauche avec prescription d’un mois d’arrêt de travail.

Or, pour sa reprise, le salarié qui en a discuté avec son employeur prestataire de service, doit être affecté à un poste physiquement moins dur. Pour cela, il va changer d’entreprise utilisatrice (abattoir) et donc de secteur géographique de travail : il va passer du nord au sud du département. En changeant de site, il change de médecin du travail… Le dossier n’étant pas accessible alors qu’il s’agit d’une première consultation, le recueil de l’histoire clinique et de la trajectoire professionnelle se révèle fastidieux. Le côté chronophage du recueil apparait aussi en raison d’une consultation faite dans un climat de fausse urgence, un jeudi, vingt-quatre heures avant le départ en vacances du médecin, alors que le salarié doit reprendre le travail le lundi suivant.

TRAJECTOIRE PROFESSIONNELLE

Il s’agit d’un homme de quarante-quatre ans, marié, père de deux enfants. Initialement, dès l’âge de vingt ans et pendant dix-sept ans, il fut salarié d’un magasin de grande distribution, au poste de charcutier traiteur. Monsieur M… a démissionné en 2003 pour un poste de salarié d’une entreprise prestataire de service mettant à disposition du personnel, spécifiquement et uniquement auprès des abattoirs. Dans le passé, ces entreprises prestataires n’existant pas, cette activité était exercée par des tâcherons et leur activité était considérée comme très rémunératrice. La tâche était et reste physiquement très dure avec primes de pénibilité et de rendement.

ANTÉCÉDENTS CLINIQUES

Depuis 2001, il présente une succession de pathologies d’hyper-sollicitation, TMS touchant le rachis, les membres supérieurs, le thorax, l’abdomen. Il a présenté des maladies professionnelles et accidents de travail successifs qui sont « monnaie courante » à ces postes de travail de découpe bœufs, veaux, porcs :

  • 2005 : opéré d’épicondylite droite. ..

  • 2006 : réopéré d’épicondylite droite ainsi que du syndrome cubital au coude droit et de syndrome du canal carpien droit ; ténosynovite de l’annulaire droit. ..

  • 2008-2009-2010 : déchirures musculaires répétées de la paroi abdominale.

Outre les pathologies professionnelles ou à caractère professionnel, ce salarié est traité en 2009 pour un asthme, une HTA et prend aussi un traitement à base de MOPRAL° et TRANXÈNE°. Il présente une lipomatose diffuse assez impressionnante du tronc et de la partie postérieure des deux bras. Le sujet insiste sur la gêne occasionnée par ses lipomes en ceinture et de l’hypochondre gauche et surtout du flanc gauche. Cette zone serait plus particulièrement douloureuse en raison d’une première déchirure musculaire inguinale gauche datant d’octobre 2008, alors qu’il tirait sur une épaule de bœuf et d’une nouvelle déchirure musculaire au même endroit, il y a un mois (juin 2009). Il n’a pris qu’une semaine d’arrêt (accident de travail) en octobre 2008, selon lui contre l’avis du médecin traitant qui voulait lui prescrire un arrêt d’un mois. Il annonce qu’une intervention pour exérèse de « kystes » de la paroi est programmée courant septembre 2009. Il précise qu’une échographie et un doppler ont été pratiqués (mais il ne les a pas apportés) qui confirment des kystes de paroi en regard de la déchirure musculaire abdominale. Ce salarié semble en faire des tonnes avec son corps, ses kystes, ses douleurs de paroi. Que la pathologie soit réelle et visible, palpable, j’en conviens ! Mais l’intensité de la plainte me semble disproportionnée (troubles somatoformes ?). Dans l’attente de cette intervention, une reprise en mi-temps thérapeutique sur un poste « doux » est demandée par le médecin traitant.

Le directeur technique, contacté par téléphone, accepte d’éviter le démontage d’épaules qui consiste, entre autres, à tirer en force vers soi trois cents épaules de vingt à cinquante kilos par jour et dit pouvoir privilégier le parage des petits morceaux (aiguillettes) et « l’épluchage » pendant le mois de mi-temps thérapeutique.

UNE PÉRIODE FASTE JUSQU’À L’INTERVENTION CHIRURGICALE DE SEPTEMBRE 2009

Ce salarié a repris le travail début aout 2009 sans fiche d’aptitude jusqu’à une visite médicale de reprise qui n’aura lieu qu’à la mi-septembre 2009 ! Sa fiche mentionne le mi-temps thérapeutique. Les restrictions d’aptitude, respectées, sont rappelées.

Il est opéré fin septembre 2009 sous anesthésie générale. Il évoque un « curetage » de kystes et lipomes abdominaux. Pas de compte rendu ni d’avis particulier du chirurgien. Il reprend le travail fin novembre 2009, avec visite médicale de reprise dans les huit jours. Il travaille alors sur un poste de parage adapté à son état de santé (charges de dix kilos), avec ceinture de maintien de sa paroi abdominale. Jusqu’à mi-septembre 2010, il reste affecté au parage sans problème particulier.

NOUVEL ACCIDENT DE TRAVAIL À LA MI-SEPTEMBRE 2010

Mi-septembre 2010, monsieur M... est muté sans discussion sur la ligne des « avants » : il s’agit de déplacer et manipuler des pièces de bœuf de cinquante kilos, environ vingt à l’heure. Un nouvel accident de travail se produit : déchirure musculaire abdominale, comme en 2008 puis en 2009, en tirant sur les « avants ». Un arrêt de travail de quatre semaines a été prescrit.

La reprise effective a eu lieu mi-octobre 2010 sur un poste de finition donc sur poste « doux ». Ce jour-là, ma secrétaire m’informe d’un appel du directeur technique de l’entreprise prestataire indiquant le refus par Monsieur M... d’affectation à un poste doux (finition) : « Monsieur M..., en arrêt AT pendant un mois, a repris hier sur un poste de finition, poste moins dur. Il a refusé de prendre ce poste. Rappeler le directeur technique. »

Le lendemain, le directeur confirme qu’un poste doux est à disposition des salariés reprenant après AT/MP ; qu’il s’agit d’un protocole et que Monsieur M... a enfin accepté, vingt quatre heures après la reprise, de travailler à ce poste de finition.

Le directeur technique est habituellement très ouvert à la discussion et accepte les demandes d’aménagement de poste. Son rôle est souvent un casse-tête. Ce directeur remplace lui-même les absents sur plusieurs départements quand il n’a pas d’autre solution. Il fait un nombre incroyable de kilomètres de jour comme (et surtout !) de nuit.

Quelques jours plus tard, lors de la consultation de reprise, le salarié me fait part d’emblée de son mécontentement d’être affecté à ce poste. Il aurait voulu reprendre à son poste antérieur. On lui aurait signifié qu’il était affecté au poste finition comme le prévoit le protocole de reprise après un arrêt maladie ou accident de travail. Il apparait tendu, ressassant à voix haute sa mutation en finition, vécue comme punition injuste. Je ressens, pendant la consultation, une pression importante du salarié qui dit et répète compter sur moi pour une aptitude plus élargie à l’issue de l‘examen. J’ai du mal à contenir son agitation et sa logorrhée et du coup, du mal à réfléchir, du mal à retenir son attention. Il doute de la notion de protocole lorsque je l’informe de mon échange téléphonique avec le directeur technique.

La clinique orienterait vers un poste doux : ..

  • Douleur abdominale du flanc gauche lors du passage assis/debout, antéflexion/debout, à la toux, à la palpation abdominale. ..

  • HTA : 16,4/10,4. ..

  • Tachycardie à 103 !

Au plan social, il a besoin d’argent : ..

  • En finition, le salaire est moindre car aucune prime de pénibilité n’est envisageable. ..

  • Sa conjointe est au chômage. ..

  • Il lui faut rembourser les prêts d’acquisition de sa maison pendant encore un an. ..

  • J’apprends qu’après la reprise de décembre 2009, il a déjà eu des pertes de salaire à plusieurs reprises, mais semble-t-il sans justification, qui ont entrainé des confrontations avec sa direction. Ces querelles semblent avoir été mal vécues car exigeant une dépense d’énergie excessive. Toutefois, il a pu récupérer son dû.

À partir des approches clinique et sociale, quelle part des choses ? Quelle décision d’aptitude envisager ? Le bienfondé d’une reprise progressive à un poste adapté comme celui de la finition est évident au plan clinique et donne raison aux dirigeants. Ce qui est inacceptable pour Monsieur M... selon ses arguments. Pour abonder dans le sens du salarié, la durée prévue d’un mois est réduite à quinze jours. Il accepte.

Sur la fiche, on peut lire : « Apte en finition jusqu’à fin octobre puis apte au parage des arrières et apte sur petits morceaux au parage des avants. À revoir mi-novembre 2010. » Cette rédaction de la fiche s’est faite avec son accord. La formulation semble l’apaiser. Il pense que si je le revois mi-novembre, on lui fichera la paix d’ici là. Le visage grave, il a l’air préoccupé. Il me semble qu’il a du mal à penser, qu’il est en attente de protection du médecin du travail, que l’échange verbal est, de ce fait, déséquilibré. Son calme, à la sortie, et ses remerciements, me font espérer un retentissement positif sur sa tension artérielle et sa tachycardie dont j’informe son médecin par courrier. Il est toujours en soins (kinésithérapie). L’accident de travail n’est pas consolidé.

UNE TENTATIVE DE SUICIDE HUIT JOURS PLUS TARD

Le .. octobre 2010, le médecin traitant m’appelle et m’interpelle, Monsieur M... dans son bureau : « Vous étiez au courant de la tentative de suicide de Monsieur M... sur son lieu de travail ? » Le médecin traitant n’a pas encore de feuille d’accident de travail et me demande quelle démarche suivre. Je lui explique qu’en l’absence de déclaration d’accident du travail par l’employeur, le salarié a deux ans pour déclarer lui-même son accident. Je propose de rencontrer le salarié début novembre en « pré-reprise » pour étudier cette démarche. Dans l’après-midi, le salarié rappellera pour m’informer de la réception à son domicile d’une déclaration d’accident émanant de son employeur. J’apprendrai par la suite que le médecin traitant a fait un certificat médical d’accident du travail évoquant un harcèlement moral avec tentative de suicide.

DES INFORMATIONS PRÉCIEUSES DÉBUT NOVEMBRE 2010

RETOUR SUR LA CLINIQUE DU TRAVAIL D’OCTOBRE 2010

Lors de la consultation dite de pré-reprise de novembre 2010, le salarié se confie et revient sur les évènements qui ont suivi son accident de travail de la mi-septembre 2010 :

Malgré une fiche d’aptitude limitant les efforts physiques, il a été muté pendant une heure en fin de journée « aux avants », pièces de cinquante kilos, ce qui a entrainé un nouvel accident du travail par déchirure musculaire. Ce jour-là, lors de l’accident, il a été renvoyé chez lui sans passage par l’infirmerie, ce qui le consterne. Pour lui, cela signifie un abandon de poste, en l’absence de feuille accident ou de justificatif d’absence.

Puis à son retour, mi-octobre, il a été convoqué seul face à trois responsables (PDG, directeur technique et chef d’équipe, ce dernier étant arrivé après les autres) qui lui ont signifié sans ménagement leur exaspération du fait de ses accidents de travail et absences répétés. Il aurait même été accusé d’avoir simulé l’accident du travail de la mi-septembre. La confrontation aurait duré une heure pendant laquelle le PDG lui aurait dit que les accidents de travail coûtent cher à son entreprise. Que celle ci est pénalisée par le médecin du travail, l’inspection du travail (!) : « Il y a des amendes à payer ; la participation aux bénéfices diminue avec les accidents de travail et ça pénalise tous les autres salariés ». Monsieur M... dit qu’à ce moment-là, il ne comprend pas ce qui lui arrive et encore moins les reproches que lui fait la direction. « J’y connais rien, à leurs trucs. » Il est contraint d’accepter une affectation sur un poste de finition, décision qu’il vit comme une sanction malgré qu’on la justifie auprès de lui comme étant la procédure habituelle lors d’une reprise après un arrêt prolongé.

Entre la date de sa reprise du travail de la mi-octobre et le jour de sa tentative de suicide, un collègue de retour après un arrêt AT (torticolis) a pu reprendre le travail à son poste habituel sans « bénéficier » du soi-disant protocole. Il semble que ce soit un élément déterminant de son passage à l’acte. Cette différence de « traitement » semble lui confirmer que le poste doux qui lui est attribué soit purement et simplement une décision de sanction injuste à son égard.

La tentative de suicide sur le lieu de travail s’est manifestée sous forme d’une crise d’agitation où le salarié, un couteau à la main, a informé son chef d’équipe de son imminent passage à l’acte : s’exprimant pendant la consultation il dit : « Je l’aurais fait », « Ils m’ont ridiculisé », « J’ai lancé un SOS ».

CONCERNANT LA CLINIQUE MÉDICALE DU TRAVAIL

Il décrit, en ce début novembre, les symptômes qui ont accompagné l’entretien avec les trois membres de sa direction et qui correspondent à une réaction aigue à un facteur de stress (F 43.0 du CIM 10) : il semble avoir été dépassé et avoir souffert de ne pouvoir se défendre, comme si sa pensée faisait défaut (tête vide), évoquant un état de déréalisation. Le tout s’est accompagné alors de douleur violente dans la poitrine, respiration difficile, douleurs abdominales, suivi d’un violent mal de tête ayant persisté pendant tout cet entretien.

Lors de la consultation de la mi-octobre, il était dans l’incapacité de parler de l’entretien avec les trois dirigeants. Je ne disposais alors d’aucun élément événementiel qui aurait pu m’alerter sur un état de souffrance et sur les motifs. Je ne pose pas alors l’hypothèse diagnostique de réaction aigue à facteur de stress. Toutefois, on pouvait le reconnaitre à travers :

  • Hyperactivité neurovégétative : tachycardie à 103. ..

  • Symptômes de tension (fébrilité, incapacité à se détendre) : « Il apparait tendu »…« J’ai du mal à contenir son agitation et sa logorrhée ». ..

  • Symptôme non spécifique de difficultés de concentration : « J’ai du mal à retenir son attention. » ..

  • Un facteur de stress constamment remémoré : « ressassant à voix haute sa mutation en finition », l’absence de syndrome d’évitement indiquant que l’on n’est pas encore dans le syndrome de stress post-traumatique.

Lors de la visite médicale de « pré-reprise » de début novembre 2010, Monsieur M... présente un syndrome post-traumatique persistant :

  • Syndrome de répétition : « La nuit, ça me hante. Je les revois comment ils m’ont traité le .. octobre. Des conflits, il y en a eu, mais pas comme ça ! S’il n’y avait pas eu cette confrontation on n’en serait pas là aujourd’hui. »

  • Syndrome d’évitement : il est actuellement incapable de retourner au travail, de se confronter à ses responsables. ..

  • Hyperéveil, nuits courtes, réveil précoce sans pouvoir se rendormir.

Le syndrome post-traumatique se complique d’un syndrome anxio-dépressif réactionnel (F41-2 du CIM 10) avec des idées suicidaires résiduelles sans projet actuel précis : palpitations brèves quand il pense au travail, jambes molles, myalgies diffuses, tremblements, sueurs, paresthésies des mains, vécu de strangulation, céphalées fréquentes anciennes, diarrhées fréquentes ; alternance anorexie/boulimie, perte du désir d’aller au travail, troubles du sommeil à type de réveil précoce sans pouvoir se rendormir, vécu de culpabilité, perte d’estime de soi (« Ils m’ont ridiculisé vis-à-vis de ma famille, de mes collègues »).

À la mi-octobre, en visite de reprise du travail, il n’en était pas encore là. Il était toujours au travail, sans syndrome d’évitement.

IL RETROUVE UNE APTITUDE À LA PENSÉE ET UNE ANALYSE RÉTROSPECTIVE DE QUESTIONS ORGANISATIONNELLES INÉDITES

Concernant l’entreprise, la discussion de début novembre sur l’organisation révèle des éléments importants. Notons d’emblée que l’analyse qu’en fait Monsieur M... indique le début d’un vrai travail de réflexion et d’analyse de la réalité des contraintes organisationnelles. À propos de son conflit financier de fin 2009, Monsieur M... précise que le directeur lui aurait dit, devant témoins, en janvier 2010 : « T’as qu’à me mettre une claque dans la gueule ; je me ferai un plaisir de te licencier. » Mais Monsieur M... avait finalement eu gain de cause au plan financier.

Monsieur M... indique son dévouement pour l’entreprise qui l’emploie, acceptant toujours les demandes de son directeur technique. Il est allé ainsi travailler sur quatre départements : « On partait à la semaine et les frais étaient bien pris en charge. »

Monsieur M... précise que « ça s’est arrêté depuis janvier 2010 ». « J’ai été à la soupe. », « Je restais chez moi ; je prenais des congés sans solde car y’a pas de boulot. D’autres ont changé de secteur d’activité… d’autres, comme moi, sont restés chez eux. »

Monsieur M... revient sur l’année 2009 ou une autre entreprise prestataire concurrente a décroché un contrat au détriment de l’entreprise qui l’emploie, dans un gros abattoir de bovins. Monsieur M... a dû changer de secteur géographique d’activité et se rendre du sud au nord du département. Il faisait alors du covoiturage avec son chef d’équipe. Dans cette nouvelle entreprise utilisatrice, Monsieur M... qui venait de faire une déchirure musculaire, alternait tous les deux heures aux postes durs avec son responsable « redevenu simple ouvrier ».

À ce stade de l’exposé, il dit : « J’ai peur de me retrouver face à eux ; et peur de mes propres réactions. Leur faire mal à eux, ça ne vaut pas la peine. » Ses idées suicidaires sont toujours présentes : « Comme ça, ils me laisseraient tranquille »… Alors qu’il venait de prendre la mesure des difficultés organisationnelles de son entreprise, il se remémore l’entretien de mi-octobre : « Mon chef m’a trahi. Il dit devant le patron qu’il ne savait pas que j’avais des difficultés. »

À ce stade de notre échange, il précise : « Je ne suis pas prêt à me confronter à mes collègues dans l’entreprise utilisatrice, ni à refaire du covoiturage avec mon chef. » Par contre, il envisage de « nouveaux challenges » sur d’autres sites où intervient l’entreprise prestataire de services qui l’emploie.

Il revient alors sur son dévouement : « Juste avant Noël 2009, j’ai travaillé de 12 h à 20 h. Le lendemain, je recommençais à 3 h pour finir à midi. Ils avaient même prévu trois heures du matin à 17 h. L’entreprise utilisatrice s’y est opposée. Si vous ne le faites pas, vous êtes pénalisé… T’es pas venu ; tu vas t’en rappeler !... C’est du harcèlement. »

Il revient sur la fiche d’aptitude de la mi-octobre 2010 qui limitait l’aptitude avec des restrictions : une semaine plus tard, elles n’auraient plus été respectées. Il aurait fait des remplacements sur de « gros morceaux à mettre en viande hachée (VHS) ». « Il fallait prendre de gros colliers, de grosses épaules à mettre en bac, de 19 h 30 à 20 h 30, car il n’y avait plus de travail en finition ! » Or, il revient à nouveau sur le fait qu’un collègue a retrouvé son poste de désossage après accident de travail, sans passer par le protocole de poste doux en finition. Il exprime alors un vécu de « marginalisation, injustice, hypocrisie, manque de franchise ». Mais il finit par déclarer que la finition est un poste récemment attribué à son entreprise prestataire qui, de tout temps, faisait le travail le plus dur.

Et par expérience (brève) sur ce secteur, j’avais noté que la finition était réservée aux salariées femmes de l’entreprise utilisatrice ou d’entreprises de travail temporaire, aux enfants du personnel en période de congés et au fils du directeur technique, lui aussi en période de congés. Si la finition est une acquisition nouvelle de l’entreprise prestataire de service, la mise en place récente du protocole s’explique. Or, ce ne peut être qu’une décision récente, ce que Monsieur M... reconnait.

On peut se demander a posteriori si cette entreprise prestataire a bien la main d’œuvre appropriée pour ces tâches de finition. Quoique quelques femmes aient une formation spécifique au « travail de la viande en abattoirs » sur ce secteur riche en entreprises de l’agro-alimentaire.

Le cheminement de la pensée de Monsieur M... lui fait accéder à l’idée soit de reprendre dans un autre abattoir que celui où il a fait sa tentative de suicide, soit de quitter l’entreprise et son mode viril. Il interroge autour de lui et ENVISAGE, grâce à son expérience passée, un poste chez un artisan boucher ou charcutier traiteur dont il sait qu’ils se font rares et sont « mal » payés. Nous sommes à quinze jours de la crise suicidaire passée et la réflexion va bon train.

SYNTHÈSE

Peut-on désormais répondre à la question de départ : était il possible de prévenir la tentative de suicide de Monsieur M... ?

Deux particularités de ce dossier attirent mon attention : la notion de langage du corps et celle de l’identité virile comme défense.

Dès la consultation de juillet 2009, je constatais : le salarié « en fait des tonnes avec ses kystes et ses lipomes ». C’est que la clinique ne présentait pas de caractères de sévérité qui auraient permis de mesurer l’inquiétude de ce salarié que je voyais pour la première fois. L’inquiétude avance alors masquée, avec pour expression ET COMME LANGAGE, le corps. Or, si le corps ne tient plus, le risque est la perte d’emploi alors qu’il faut payer la maison. Alors que ce métier rapporte si on expose ce corps à des défis, des challenges collectifs qui tournent autour de la puissance, de la virilité, supports d’un mécanisme défensif de métier dans les abattoirs. La maladie est un frein à la puissance, et est même révélatrice du leurre du mythe de la toute-puissance. Se révèle alors la finitude du corps au masculin. Tout aménagement de poste dans ce dossier peut être menace à l’identité virile. D’abord parce que l’aménagement de poste s’applique à un corps défaillant. Ensuite parce que toute discrimination dans l’attribution du poste doux est interprétée comme punition, sanction par l’intermédiaire de l’atteinte ciblée de la virilité :

  • La crise psychique de Monsieur M... atteint son paroxysme lors de la différence de « traitement » de son
    collègue qui, de retour après accident du travail, ne passe pas par le poste « doux » ! Le collègue dont on flatte la virilité quand on attribue à Monsieur M... le poste réservé aux femmes, aux ENFANTS DU PERSONNEL en période de vacances scolaires.

  • Dans le cas présent, le salarié ne fait aucune allusion à des problèmes entre collègues de l’entreprise prestataire ni avec ceux de l’entreprise utilisatrice. Il évoque à un moment donné la cohésion autour de l’humour entre salariés, humour dont il fait volontiers usage, habituellement.

Était-il possible de prévenir la tentative de Monsieur M... ? La réponse est « bien sûr que non ! ». Dans le cas présent, bien que le sujet ait été en état de réaction aigue à un facteur de stress lors de la visite médicale de reprise d’octobre 2010, rien n’aurait pu laisser prévoir une pseudo-discrimination secondaire entre deux salariés reprenant le travail après accident du travail.

Cette monographie m’a toutefois permis, a postériori, de mieux appréhender mes propres réactions pendant la consultation et de les requalifier en « réactions à de la clinique » :

  • Si le salarié « semble en faire des tonnes avec ses symptômes », c’est peut-être qu’il ne mentalise pas sa souffrance. Souffrance liée à son corps défaillant initiant une fragilisation de son identité virile.

  • Si les tensions, agitation, difficultés de concentration du sujet m’empêchent de penser, il est important de réagir en posant une hypothèse diagnostique, ici de réaction aigue à un facteur de stress et de rechercher d’autres symptômes afin d’en établir le diagnostic effectif. Tout en sachant que le traumatisme peut être indicible et que l’on aurait tort de forcer (violer) les barrières comme on aurait tort d’édifier des barricades là où le sujet peut et souhaite son propre dévoilement en consultation.

 

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