LES CAHIERS S.M.T. N°25 - MAI 2011

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Sommaire du Cahier 25

 

 
 
 

PRÉVENTION DES RISQUES PSYCHOSOCIAUX DES ORGANISATIONS DU TRAVAIL

 

EXEMPLE D’UNE PRATIQUE ÉLABORÉE POUR RÉPONDRE À LA NÉCESSITÉ DE VENIR EN AIDE À UN SALARIÉ EN SOUFFRANCE DE PAR LE FAIT DU TRAVAIL LA « RÉUNION TRIPARTITE » SUR LE TRAVAIL

 
Claude GARCIA, médecin du travail
 
OBSERVATION CLINIQUE

Madame F… est adjointe administrative territoriale dans une collectivité territoriale en Île-de-France. Elle a cinquante- six ans et travaille à temps plein depuis avril 2008. Elle s’occupe de l’accueil des administrés à la mairie.

Je la vois pour la première fois en mars 2010 à sa demande. Elle a été en arrêt maladie en janvier 2010, pour ce que mon assistante qui constitue son dossier médical nomme « souffrance au travail ». Puis en accident de service (accident de travail) courant mars 2010 (chute en butant sur des colis au sol) avec une reprise quelques jours plus tard. Elle est actuellement sous ZOLOFT° et XANAX°.

 Dès le début de la consultation, elle déclare : « Je suis très mal à mon travail. » Je lui demande comment les choses ont commencé. Elle m’explique ses « débuts difficiles pendant un mois et demi avec sa chef de service et avec ses collègues où elle a dû assimiler toutes les informations, sans aide véritable », on lui répondait : « Prends des notes », ou encore « Je ne sais pas ».

 En août 2009, seule à l’accueil, elle avait une feuille d’inscription à porter au service enfant. Elle est allée aux toilettes en portant la feuille et en sortant des toilettes, sa chef lui a reproché d’avoir laissé l’accueil seul. Ses collègues ne l’avaient pas remplacée alors qu’elle leur avait demandé de le faire. Elle déclare « venir me dire aujourd’hui ce qu’elle subit ». Mais elle ajoute : « Mon travail me plaît car je m’entends très bien avec les administrés ».

 Il y a deux semaines, elle est allée voir le directeur général des services « avec lequel ça ne s’est pas très bien passé », dit-elle. Une réunion de service s’en est suivie, décidée par le directeur, réunissant sa chef et ses collègues : « Cela a été mon procès », déclare-t-elle, (cette réunion avait eu lieu le début mars). Au décours de la consultation, elle me relate un autre épisode où une collègue lui avait fait un reproche devant un usager et où elle s’était sentie humiliée.

 Elle évoque l’épisode plus récent de sa chute et de son accident de service, devant une collègue qui est alors sortie du local de travail sans l’aider. Elle relate également ce sentiment de « ne pas exister devant sa chef de service » à l’occasion de sa non information qu’elle pouvait postuler à travailler un dimanche d’élections pour gagner un peu plus d’argent. Un sentiment d’injustice aussi au moment de sa notation où il lui était reproché une « absence de droit de réserve » lors de l’épisode de l’altercation devant l’usager, alors que, dit-elle, elle « n’était pas à l’origine de cette altercation » et « qu’aucun reproche n’avait été adressé à sa collègue », précise-t-elle. Cet épisode avait entraîné un avertissement écrit le 19 mars, jour de la consultation.

 Elle m’explique « l’épisode de la boîte à monnaie » (quelques pièces servant à faire l’appoint) qui a été supprimée et dont elle apprendra plus tard, alors que ses collègues le savaient déjà, qu’il avait été constaté qu’il manquait trois euros et que cela en avait été la cause.

 À la fin de la consultation qui a duré plus d’une heure, je propose à Mme F… l’organisation d’une réunion tripartite début avril 2010. Cela afin de lui permettre de se constituer des notes à propos de tout ce que l’on vient d’évoquer. Notes qui lui serviront de canevas pour la réunion. Je lui en explique l’objectif : lui permettre d’expliquer, dans un cadre sécurisé en présence du médecin du travail, les difficultés concrètes qu’elle rencontre dans son travail et le cadre de la réunion. Je lui explique le rôle que j’y tiendrai en explicitant au cours de cette réunion le sens de la parole du salarié, validé au cours de la consultation médicale par ce dernier. Elle accepte cette réunion tripartite.

 Les déterminants organisationnels identifiés ici peuvent être résumés de la manière suivante : dysfonctionnement du collectif de travail, dysfonctionnement de l’information, atteinte au sens du travail et aux valeurs professionnelles de Mme F… (l’accusation de non-respect du devoir de réserve, mise en porte-à-faux devant un usager), altération du principe d’équité organisationnelle, non reconnaissance de l’apport de Mme F… de la part du collectif et de la hiérarchie (épisodes de la période de formation, épisode des toilettes, de la chute, épisode des élections). Les conséquences de tous ces dysfonctionnements aboutissent à une souffrance éthique, une souffrance par atteinte à la dignité de Mme F…, par atteinte du sens de l’équité (avertissement qu’elle est seule à avoir reçu).

 À la fin de la consultation, je rédige ma fiche de visite de la manière suivante : « Je demande l’organisation d’une réunion tripartite le jeudi 8 avril 2010 après-midi, réunissant la salariée, la hiérarchie et le médecin du travail dans le cadre des dispositions de l’article L.4624-1 du Code du travail ».

 Je reçois dans les jours qui suivent une note de la part de la direction générale des services dans laquelle cette dernière se dit « totalement favorable à cette réunion, étant régulièrement interpellée par les collègues de Mme F… sur son attitude extrêmement agressive […] ». « De plus — écritelle —, son comportement n’est pas professionnel ».

 Lors de la réalisation de cette réunion tripartite, Mme F… est en mesure d’aborder les différents sujets qu’elle a évoqués au cours de la consultation avec le médecin du travail. Elle relate précisément les épisodes mentionnés. Elle fait observer (élément qui n’avait pas été relaté au cours de la consultation et qui est simplement évoqué sans entraîner de réaction de la part de la hiérarchie) que des difficultés existaient déjà dans ce service avant son arrivée. Elle peut redire qu’elle « aime beaucoup son travail mais qu’elle ne peut envisager de rester à son poste ».

 On évoque alors en séance l’éventualité et les possibilités d’une mutation dès qu’un poste se libèrera. Elle déclare qu’elle est « prête à attendre si elle sait que ça finira ». Au cours de la discussion, la hiérarchie — en la personne du directeur général et en présence de la chef de service de Mme F… — est amenée à reconnaître qu’elle considère que Mme F… « n’est pas la seule fautive dans ce qui se passe et que ses collègues ont aussi leur part de responsabilité ». Le principe d’une mutation prochaine est acté. La séance se termine dans un climat serein, après m’être assuré que Mme F… avait pu exprimer ce qu’elle avait à dire.

 Tout au long de cette réunion sur le travail de Mme F… et au fur et à mesure que cette dernière évoquait et racontait les différents épisodes vécus par elle, je me suis attaché à faire le lien entre ce qui était exprimé par Mme F… et les déterminants organisationnels déjà repérés. J’ai annoncé que je reverrai Mme F… dans les prochains jours pour faire le point avec elle.

 Je la revois effectivement quelques jours plus tard. Elle me déclare : « Cette réunion m’a fait du bien, je me sens mieux depuis. Dans le service on me laisse tranquille. Je sais que je vais quitter le service et ça me soulage ». Elle me remercie pour mon implication. Je rédige ainsi ma deuxième fiche de visite : « Au cours de la réunion tripartite, il a été acté le principe d’une mutation de service. Étudier la possibilité d’un exercice professionnel orienté vers le service aux usagers. En attendant cette mutation, il faudra continuer de préserver de bonnes relations interpersonnelles dans le service. À revoir dans un mois».

 Je la revois en mai 2010 et elle me déclare : « Je me sens bien ». On convient de se revoir en septembre 2010. Entre temps, elle a changé de service le et a été mutée au CCAS où elle assume la gestion du partage des repas aux personnes âgées et l’organisation des manifestations culturelles. Elle déclare : « Je suis heureuse mais j’ai des angoisses car j’ai un peu perdu confiance en moi. Mais je suis très bien au travail ».

 Je la revois en janvier 2011 au cours de sa visite périodique et elle déclare alors : « Au travail, c’est impeccable ».

 LES PRÉ REQUIS CONCEPTUELS ET MÉTHODOLOGIQUES DE LA « RÉUNION TRIPARTITE »

 OBJECTIF : Donner la possibilité au salarié en souffrance d’exprimer les difficultés concrètes en lien avec l’organisation du travail, qu’il rencontre. Lui permettre, dans un cadre sécurisé déterminé par le médecin du travail et qui s’impose à l’employeur, d’exprimer le point de vue du « travailler », sa mise en visibilité qui ne peut se faire entendre par le management malgré parfois de vaines tentatives de la part du salarié.

 L’objectif recherché est de restituer du pouvoir d’agir au salarié en souffrance de part le fait de son travail en lui permettant de regagner en quelque sorte une capacité à être acteur dans sa situation de travail.

 Nous ne sommes pas ici dans un contexte où la pluralité des cas de souffrance au sein d’un collectif de travail permet de socialiser ce qui fait difficulté dans le travail par l’intermédiaire, par exemple, d’une « alerte médicale de risque psychosocial » délivrée par le médecin du travail au sein d’un CHSCT. Nous sommes ici confrontés à un cas individuel que le médecin du travail, consulté par le salarié qui en a pris l’initiative et qui en attend légitimement une aide, se doit de prendre en charge. Nous sommes aussi plus précisément ici dans un cas de figure où le salarié, interrogé sur ce fait précis, ne souhaite pas ou ne peut pas (pour des raisons qui lui appartiennent) être soustrait de son poste de travail par une décision concertée d’inaptitude médicale « thérapeutique » au poste qui lui permettrait de préserver ses droits sociaux. Dans ce cas de figure, le salarié souhaite garder son travail et rester dans son entreprise mais la situation qui lui est faite ne peut pas durer sans conséquence pour sa santé mentale. Il faut donc envisager une solution qui permette de modifier la situation de travail sans le mettre en danger (c’est bien entendu un objectif majeur) tout en respectant le secret médical !

 Les cas dans lesquels cette solution est envisagée et proposée aux salariés sont malgré tout assez limités puisque sur une durée de trois ans j’en ai recensé douze dans ma pratique. Je les propose à des personnes qui sont en situation de souffrance importante, voire aiguë et qui ont besoin de la présence du médecin à leurs côtés pour faire face à la situation qui leur est créée au travail. Dans la plupart des autres cas je vais rédiger des recommandations très circonstanciées et contextualisées, au titre de l’article L.4624-1, que je prends soin de valider auprès du salarié.

 Il s’agit également d’exercer dans le cadre strict du consentement éclairé, ce qui suppose au cours de la ou des consultations précédant la réunion tripartite, de bien en expliquer les objectifs, les conditions nécessaires pour atteindre les objectifs que l’on s’est fixé, le cadre et les conséquences possibles. Une des conditions majeure avant de déclencher le processus est que le salarié, au cours de ces consultations, exprime clairement son adhésion à ce qui lui est proposé car de toute façon il déclare clairement que « cela ne peut plus continuer comme cela ». La décision n’est jamais prise au cours de la première consultation mais après une période de réflexion de la part du salarié.

 Une des conditions du succès de cette réunion est de bien expliquer au préalable au salarié que la tendance constante des employeurs est toujours de porter la discussion sur des thèmes visant à la psychologisation. Cette tendance doit être expliquée et lorsqu’elle est anticipée, ce qui doit impérativement être le cas, l’expérience (sur plusieurs années de pratique) montre que l’écueil est évité avec succès.

 Cette réunion tripartite, si elle est décidée conjointement, nécessite au préalable une véritable préparation en amont. Ce n’est pas une réunion, comme souvent les salariés en ont déjà eu avec leur manager pour tenter désespérément et en vain de leur expliquer ce qui ne va pas, quand bien même ils auraient pu obtenir une rencontre pour leur en parler (ce qui n’est pas toujours le cas). Elle ne peut être envisagée et proposée par le médecin du travail qu’après avoir investigué, au cours de sa consultation de clinique médicale du travail, les déterminants de l’organisation du travail avec le salarié dans un souci maximum de contextualisation en temps et en lieu de la problématique rencontrée.

 Il s’agit aussi à cette occasion pour le médecin du travail d’éliminer le risque d’instrumentalisation toujours possible. Donc, démarche compréhensive mutuelle qui est déjà un pas indispensable qui va dans le sens du recouvrement de la capacité d’agir du salarié : c’est d’ailleurs une étape essentielle qui va le mettre en situation de décider d’accepter ou de rejeter la proposition qui lui est faite de participer à cette réunion sur le travail. Au cours de cette consultation préalable qui peut durer plusieurs heures, il est clairement expliqué la nécessité de restituer des éléments concrets et contextualisés de manière à élaborer et à comprendre ce qui fait sens dans cette histoire singulière : très souvent le médecin du travail pourra alors repérer des éléments divers se rattachant à des facteurs déjà identifiés dans la littérature consacrée (intensification du travail, individualisation, disparition des coopérations, mise en concurrence des salariés, évaluations individuelles à partir de critères quantitatifs ne tenant pas compte de la dimension coopérative du travail, travail suspendu, perte de sens, conflits éthiques, etc.). Ainsi se construit progressivement et en amont avec le salarié le contenu de la réunion tripartite à venir. Il lui est conseillé en quelque sorte de réaliser des « mini chroniques » qui l’aideront par la suite dans sa compréhension de ce qui se joue dans son vécu actuel et passé. Il s’agit de notes dont la fonction est pour le salarié de l’aider à resituer son histoire dans le temps et dans un contexte, ce qui l’aidera au cours de cette réunion où l’on ne parlera que du travail.

 Mais cette réunion tripartite, si elle est décidée conjointement avec le salarié, se traduira par une recommandation du médecin du travail à l’employeur, faite dans le cadre de l’article L.4624-1 du Code du travail. Cela pour bien montrer à l’employeur qu’il s’agit d’une décision du médecin du travail et afin, en quelque sorte de dédouaner le salarié vis-àvis de son employeur : cette décision est prise sous la seule responsabilité du médecin du travail.

 Au cours de cette réunion, et dès le début, le cadre est annoncé à l’employeur : il lui est tout d’abord rappelé son obligation de sécurité de résultat vis-à-vis de la préservation de la santé de ses salariés. Précisé également qu’il s’agit d’une réunion sur le travail décidée par le médecin du travail. Précisé également qu’il ne s’agit pas ici d’un tribunal ou de juger mais simplement de comprendre ensemble et de tenter de trouver des pistes de solutions. Il est annoncé qu’à l’issue de cette réunion le médecin du travail reverra le salarié en consultation et qu’il sera amené à faire des recommandations à l’employeur, toujours dans le cadre de l’article L.4624-1 du Code du travail.

 Tout en veillant à rester vigilant sur le déroulement de la réunion, en recentrant parfois le débat si nécessaire en anticipant les tendances quand il le faut, de manière à permettre la parole sur le travail et uniquement sur le travail, le médecin du travail explicite le sens de cette parole sur le travail, en faisant les liens nécessaires avec les déterminants organisationnels à l’origine de cette souffrance qui s’exprime aussi au cours de cette réunion mais qui ne peut alors être renvoyée à une quelconque psychologisation tant les liens avec les conditions de réalisation du travail apparaissent clairement. Cette souffrance prend alors un statut de souffrance légitime.

 Dans le décours de cette réunion tripartite le salarié est revu à plusieurs reprises sur convocations programmées du médecin du travail pour suivre l’évolution de la situation et la tenue des engagements pris par l’employeur devant le médecin du travail au cours de cette réunion tripartite.

 Au cours du temps, le cadre, le contenu, la conceptualisation, le déroulement de ces réunions se sont construits et enrichis progressivement. Il n’y a jamais eu de retours négatifs. Dans le cas contraires elles auraient été immédiatement supprimées. Je n’ai eu que des retours positifs, y compris de collectifs de travail qui avaient bénéficié indirectement de changement de la part des méthodes de management. Pour moi, cela a véritablement constitué le jugement d’utilité, celui en provenance des bénéficiaires.

 Ceci est bien sur loin d’être une recette à appliquer systématiquement. C’est simplement quelque chose que j’ai essayé de construire, avec le temps, avec le souci constant de répondre à des demandes d’aides individuelles tout en respectant le secret médical, en respectant la volonté explicitement exprimée par le salarié en souffrance, dans le cadre de son consentement éclairé, en m’inspirant du concept du nécessaire accroissement du pouvoir d’agir du salarié en souffrance.

 

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